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Olivier Zunz - Tocqueville. L'homme qui comprit la démocratie (Traduit de l'anglais par Alexia Blin, Paris ; Arthème Fayard, 2022). 25 euros, 473 pages, ISBN 978-2-213-70055-7 - Bruno Hueber, Université de Tours.
Un des mérites de l'oeuvre d'Alexis de Tocqueville (1805-1859) est de nous démontrer, sans ambages, combien le mot de démocratie peut désigner véritablement, non pas n'importe quoi, certes, mais néanmoins beaucoup de choses différentes ; une forme de gouvernement, des institutions, un idéal ou certains principes, un état social et moral générateur, avec à chaque fois une possibilité de modulations conceptuelles ou historiques possibles non négligeable, qui permettent d'élaborer aujourd'hui des "indices" de démocratie, et conséquemment un classement des sociétés entre elles. Et c'est là, au demeurant, de façon générale, pour le constater ou le déplorer, un fait, souligné par nombre d'auteurs (F. Dupuis-Déri, W. B. Gallye, P. Rosanvallon) ; l'indétermination ou la mouvance profonde et structurelle du lexique politique. Que l'on évoque par exemple, par-delà le mot de démocratie, cette fois le "peuple", y compris chez Tocqueville, et on est à même de prendre aussitôt toute la mesure de son indétermination sémantique. S'agit-il de l'ensemble des citoyens dotés du droit de vote ? S'agit-il de ce qui permet d'identifier l'ensemble d'une communauté dotée d'une histoire et d'une identité culturelle ? S'agit-il enfin de désigner les "basses classes" pour les opposer aux classes moyennes et aux élites ? Un peuple entendu au sens politique, au sens national, au sens sociologique ; les différences sont d'importance, on s'en doute, surtout en période de démotivation de l'électorat. On pourrait aisément continuer dans ce registre, toujours pour ce qui a trait à ce mot de peuple. Parle-t-on d'un collectif rendu à sa noble pluralité civique, ou seulement de la "foule" et de la "masse" ? Démos, ethnos, ochlos, pléthos ; les appellations sont suffisamment diversifiées, y compris chez un seul auteur, y compris chez notre auteur, pour que sous le même mot se cache nombre d'ambiguïtés ou de jugement de valeurs. Et nous ne nous attarderons même pas ici sur les querelles autour de l'interprétation du syntagme de "souveraineté du peuple". Avant de prétendre "comprendre" la démocratie, encore faut-il donc s'entendre sur ce dont on parle, et pourquoi on choisit cette appellation.
Or, Tocqueville est bien cet auteur qui aura su, en France, faire accepter l'idée même de démocratie, entendue comme un "état social", celui de l'égalité des conditions, quitte à l'appliquer effectivement à un pays, les États-Unis du dix-neuvième siècle, qui pratique la ségrégation des Noirs et se livre à un ethnocide, en organisant la disparition, sous des formes plus ou moins légales, des Indiens. Il aura su montrer ensuite que la démocratie, loin de n'être que l'enfance des peuples, est bien le destin ou le futur de toutes les nations civilisées, et qu'il ne sert de rien de rêver, comme certains de ses compatriotes, d'un retour à l'Ancien Régime. Il aura été celui qui veut voir la démocratie comme une dynamique, une lame de fond venue de loin, mais riches d'ambivalences. Ambivalences qui s'ordonnent autour d'une tension permanente entre la liberté et l'égalité ; chaque pays, en fonction de son histoire et de ses moeurs, "jouant" différemment cette tension. Le terme de "démocratie" peut alors aussi bien signifier in fine, une société de libertés, de prospérité, qu'une société pétrifiée, par une mauvaise passion de l'égalité, vouée à une "physionomie" nouvelle de la servitude, voire continument traversée par des prurits révolutionnaires. Il aura su encore insister clairement sur le fait que, pour ce qui est déterminant lorsque l'on parle d'une société, les moeurs, celles-ci l'emportent sur les lois, qui l'emportent elles-mêmes sur les conditions physiques ; une façon de souligner que ce sont bien ces peuples démocratiques eux-mêmes qui doivent se sentir responsables de leur devenir. À charge pour le moniteur qu'il se veut être, et non pas certes le "tuteur", d'interpeller comme il convient les dirigeants ou les classes "éclairées", si ce n'est directement le peuple lui-même, sur les écueils et les aléas de la cinétique sociale de cette modernité. Il aura su, en fin de compte, montrer que la démocratie, si elle n'est que le pouvoir de la majorité (oeuvrant au profit semble-t-il d'elle-même), est bien à tout prendre la forme de société la plus juste, puisque aucune société ne sait accorder à tous également le même intérêt; et montrer que c'est cette justice qui fait précisément au regard de Dieu, ainsi qu'il l'écrit, sa beauté et sa grandeur.
En 2021 s'est achevée en France, aux éditions Gallimard, la publication de ses Oeuvres Complètes, qui avait débuté en 1951, sous la direction de J.- P. Mayer (1903-1992). Et c'est sur la toile de fond de ces 32 volumes que paraît chez nous cette belle biographie d'Olivier Zunz, éminent tocquevillien s'il en est [471-473], professeur émérite d'histoire à l'Université de Virginie. Une biographie traduite de l'anglais, quoique nous ayons là affaire à un auteur né en France où il fit ses études jusqu'à son doctorat, avec François Furet comme guide attentif. Une biographie, après d'autres certes, mais qui sait souligner aussi bien les "angles morts" de la perception par Tocqueville de l'Amérique que ses propres contradictions profondes: démocrate par raison, aristocrate par instinct mais aussi nationaliste par passion. Cet ouvrage souligne également l'originalité et le sérieux de la méthode de l'historien qu'il sut être.
Qui est donc Tocqueville, cet analyste et moraliste, enseigné, "retrouvé", célébré, devenu une référence incontournable, pour ne pas dire un lieu commun, de la pensée politique libérale (avec ce que l'on peut deviner alors d'à-peu-près, d'a priori, d'appropriation ou de simplification, la caution aussi parfois de la mise en accusation de mouvements sociaux censés attester de ces passions "envieuses" et de ses "idées fausses" qu'il avait su si bien imputer aux moeurs populaires) ?
Il fut un auteur, un voyageur, et aussi un acteur de la chose politique, sa grande passion, qu'il envisageait aussi comme un devoir, quitte à reconnaître qu'il n'y brillât pas autant qu'il l'eût voulu.
Quant à sa famille, nous pouvons nous souvenir du côté maternel (Le Peletier Rosambo) de l'ancêtre prestigieux, le célèbre Malesherbes (1721-1794), directeur de la Librairie sous Louis XV, protecteur des encyclopédistes et défenseur de Louis XVI. Du côté paternel, nous avons affaire à un rejeton de la vieille noblesse normande, et dont la généalogie remonterait jusqu'à la bataille d'Hastings, en 1066 [10-11, 35].
La révolution ? Elle fut violente pour la famille de Tocqueville; elle aurait pu l'être encore davantage, à telle enseigne que sa mère ne s'en releva d'ailleurs jamais véritablement. Lui, né le 29 juillet 1805, après ses deux frères, Hippolyte (1797-1877) et Edouard (1800-1874), eut néanmoins, une enfance heureuse entre le Faubourg Saint-Germain à Paris, l'hiver, et le château de Verneuil-sur Seine. Une enfance parfois ombrée, effectivement, par ces souvenirs familiaux malheureux. Mais il était aussi parfois visité par un parent, capable de se grimer en vieille femme pour satisfaire aux jeux qui savent égayer tout de même les soirées, un certain François-René de Chateaubriand [18-21]. Ajoutons que cette première éducation sera aussi assurée par un précepteur, indéfectible intime de la famille, prêtre janséniste, manchot et réfractaire, l'abbé Le Sueur, dont l'âme inquiète d'Alexis gardera indubitablement l'empreinte.
Ensuite, pour franchir les années, ce fut la période décisive de Metz de 1820 à 1823, où son père, préfet, après d'autres postes de même nature, l'appelle auprès de lui. S'il est reçu au baccalauréat, il découvre aussi les auteurs des Lumières et perd la foi. Plutôt que le sentiment d'une émancipation, il ressent celui d'une catastrophe morale, lui qui percevra très bien la nécessité morale de la religion dans les sociétés modernes, sans pouvoir en concevoir de substitut véritable possible. Il n'est certes pas le seul en ce cas, et Auguste Comte (1798-1857), son contemporain qu'il ignore, faisant le même constat, tentera aussi par sa religion bien singulière de l'humanité d'élaborer, vaille que vaille, les palliatifs spirituels à une civilisation qui menace de se déliter sous les coups de boutoir d'une entropie morale matérialiste concomitante à l'écroulement du monde ancien.
En jetant un voile pudique sur cette affaire, notons que durant cette période metzéenne il se comporte très exactement comme ce que l'on doit attendre, à l'époque, d'un jeune fils de bonne famille, dont on est fort aise de passer les frasques. Il a ainsi non seulement une aventure avec une certaine (sans doute charmante) Rosalie Malye, la fille de l'archiviste de la préfecture, mais aussi avec une servante. Avec cette dernière, il y a des "conséquences". Mais tout cela se conclue heureusement ou convenablement, sous le regard pragmatique de son ami Louis de Kergorlay (1804-1880). Cependant, il se bat en duel, peut-être pour défendre l'honneur de Rosalie, et est sérieusement blessé ; ce qui est, pour le fils aimant d'un préfet, tout aussi gênant [25-27, 33-34].
Des études de droit, quelque peu ennuyeuses, qui le mènent jusqu'à la Licence, un premier poste de juge-suppléant à Versailles, sans traitement ; l'avenir n'est on ne peut moins radieux [31-45]. Il lie connaissance et se fait des amis, au premier chef Gustave de Beaumont (1802-1866), mais d'autres aussi ; Ernest de Chabrol, Ernest de Blosseville, Louis Bouchitté, un philosophe. Il rencontre alors aussi sa future femme, Mary Motley (1799-1864), une Anglaise roturière de six ans son aînée. Toujours est-il que s'installe en lui le sentiment d'une carrière bloquée, d'autant plus qu'il doit prêter serment à la nouvelle monarchie constitutionnelle, suite aux journées révolutionnaires de Juillet qui voient arriver Louis-Philippe au pouvoir ; un personnage pour lequel il n'éprouve aucune inclination ou respect particulier [40-41]. Enfin, il assiste aux cours du célèbre François Guizot (1787-1874) à la Sorbonne, quand il ne lit pas ses oeuvres. L'idée naît, qu'il dira ensuite n'avoir été qu'un "prétexte" ; partir aux États-Unis, avec son collègue et ami Beaumont, munis des autorisations nécessaires, mais à leur frais, afin d'étudier le système pénitentiaire. Avant cela, ils commencent par se plonger dans la lecture des travaux de Charles Lucas, de ceux des anglais John Howard et Jeremy Bentham, et visitent Poissy, la prison centrale du département [42-44].
Les deux jeunes gens prennent donc la mer au Havre le 2 avril 1831 et arrivent à New-York le 11 mai 1831 [45-50]. Les voici donc en Amérique, destination tout de même un peu plus singulière que l'Angleterre, après Lafayette ou Chateaubriand, avant le polytechnicien Michel Chevalier, pour un séjour de neuf mois et demi, et qui se révèlera sans doute aussi décisif pour leur carrière et leur pensée que le voyage (1831-1836) de Charles Darwin sur le Beagle du capitaine Robert FitzRoy.
Ce périple américain, à tout prendre assez rapide, et ils en ont bien conscience, est néanmoins assez remarquable, de par leur volonté d'en voir le plus possible, et alors même que les conditions de voyage ne sont pas toujours ni des plus confortables, ni même des plus sûres. New-York, Albany, Buffalo, les Grands Lacs, les chutes du Niagara, le Canada, Boston, Philadelphie, Baltimore, Cincinnati, La Nouvelle-Orléans, Washington, retour à New-York, les centres urbains, les frontières de la civilisation, le Sud ; un séjour en somme assez complet.
Les deux amis, pourvus de lettres d'introduction, font l'objet d'un accueil empressé, curieux et chaleureux, sinon toujours dans la meilleure société, au sens de celle du Faubourg Saint Germain, du moins par les personnes qui comptent, au double sens du terme. Des directeurs de pénitenciers, mais aussi des commerçants, des universitaires, des pasteurs, des hommes politiques, des personnages influents de toutes sortes, dont certains resteront de ses amis ou de ses correspondants. Tocqueville et son compagnon sont reçus par l'ancien président John Quincy Adams (1767-1848), et l'actuel, Andrew Jackson (1767-1845), ce dernier témoignant d'une personnalité qui ne séduit guère notre auteur [120].
Ils remplissent on ne peut plus sérieusement leur mission, visitant les établissements les plus divers, enquêtant de multiples façons, passant près d'une semaine à observer le pénitencier de Sing Sing sur l'Hudson [53] et accumulant la documentation. Ils se trouvent face à deux systèmes entre lesquels, pour l'heure, ils se gardent de trancher trop ostensiblement ; soit l'enfermement cellulaire total et individuel (le système de la prison de Philadelphie, dont le directeur Wood leur dresse un tableau pour le moins quelque peu tronqué), soit l'enfermement individuel la nuit, et le travail collectif en journée, mais toujours en silence et sous la menace du fouet (le système d'Auburn) [68-70,102-106].
En Amérique Tocqueville découvre un monde singulier, ses carnets de voyages et sa correspondance avec ses proches l'attestent suffisamment. Le voici face à un peuple nouveau, pragmatique, épris de liberté, peu soucieux de bonnes manières [56], et néanmoins profondément religieux; un peuple de marchands, entreprenants, parfois avides, mais un peuple qui sait se gouverner lui-même. Ainsi les institutions communales apparaissent-elles à Tocqueville comme de merveilleuses écoles de la liberté. Se fait jour une idée cardinale de son libéralisme ; c'est en donnant des libertés locales, en permettant à chacun de s'éduquer au travers de l'exercice des responsabilités que l'on délivre une société des tentations révolutionnaires de ceux qui se repaissent d'abstractions en n'ayant aucune expérience des affaires. C'est un pays sans doute alors moins obnubilé par la tranquillité publique que d'autres, et où le suffrage universel qui règne est loin de témoigner toujours des plus hautes lumières ; mais qu'importe ! L'essentiel est là ; un heureux dynamisme traverse l'ensemble du corps social, bien loin de l'inertie d'une société ordonnée comme la Chine. Une Chine qui peut représenter, comme il l'écrit, non seulement un fantasme pour les économistes étatistes du siècle précédent, mais une forme véritable de la barbarie, et aussi bien un possible de nos sociétés modernes. En l'espèce, Tocqueville sera toujours un adepte convaincu de la décentralisation administrative, une fois soigneusement distinguée de la centralisation gouvernementale ; celle-ci, en revanche, restant indubitablement nécessaire, ne serait-ce que pour faire face aux exigences des relations internationales.
Ce dynamisme, cette capacité, cette volonté de se gouverner soi-même et de ne faire appel avant tout qu'à ses propres forces, cette absence de réflexe, pourrait-on dire, d'appeler toujours à la rescousse l'État pour le moindre problème, se révèle aussi dans la prolifération des associations, dans lesquelles Tocqueville veut voir avant tout l'équivalent des personnalités fortes des sociétés aristocratiques ; ce qui permet de s'opposer au pouvoir de l'état et de résister à la tyrannie de la majorité.
Coexistant avec les valeurs commerciales, l'esprit de religion est bien là, prégnant, dans toute la société, aussi ridicules qu'en soient parfois certaines de ses manifestations, observe Tocqueville. L'occasion néanmoins, de trouver la confirmation qui est au coeur de sa prétention d'être un libéral "d'une espèce nouvelle" ; non pas seulement donc en tant qu'il est convaincu qu'une démocratie n'est pas antinomique avec une société de liberté, mais de par sa volonté de réconcilier l'idée de liberté avec l'idée de religion, si désunies en France. Car selon lui, les sociétés démocratiques ont peut-être plus besoin que d'autres de ces "croyances", tant elles sont menacées par un matérialisme, toujours à terme liberticide, dont les doctrines socialistes, martèlera-t-il bien plus tard, dans les années 1848, en sont le vivant et dangereux exemple.
Cela étant, Zunz souligne aussi combien Tocqueville a pu dresser un bilan quelque peu superficiel de l'état de la religion et de ses conséquences, négligeant, si ce n'est à Saginaw, la "fragmentation" des Églises protestantes, les différences entre calvinistes, unitariens, arminiens, méthodistes, une certaine intolérance parfois, le réveil piétiste aussi, ou se convainquant trop rapidement que le catholicisme devrait finir par l'emporter [48, 58, 65-66, 76, 91-92, 101-102, 117].
Tocqueville et son compagnon découvrent aussi les (jeunes) femmes américaines [71], qu'ils avouent finir parfois par dévisager avec "impudence" [55]. Bien que les deux amis ne rendent pas un jugement exactement de même tonalité, ils se retrouvent sur le fait qu'en tout état de cause, avec une éducation plus libre qu'en Europe, elles n'en sont pas moins vertueuses, sinon davantage, sachant se métamorphoser par la grâce du mariage en de courageuses épouses et de très respectables mères de famille. Et le second La Démocratie en Amérique consacrera ainsi à cette éducation féminine de belles pages qui devraient intéresser les spécialistes des Gender Studies.
Si leur goût de l'aventure, tout autant que celui plus relatif des réceptions mondaines est satisfait, leur sensibilité ou leur esprit de justice est aussi mis à rude épreuve. La découverte de l'esclavage les frappe de plein fouet, en sa réalité humaine, ses préjugés qui ne s'arrêtent même pas à la couleur de peau, et ses justifications douteuses ; l'infériorité de la race, le problème du climat, les nécessités économiques ou la malédiction de Cham. Tocqueville y verra là une menace des plus sérieuses à venir pour l'Union, et Beaumont y consacrera un ouvrage, Marie, ou de l'esclavage aux États-Unis, publié en 1835. L'homme blanc du nord n'est pas l'homme blanc du Sud, dédaignant le travail, figure caricaturale et souvent brutale de l'aristocrate de jadis, et l'Ohio River trace bien une frontière entre deux mondes, celui de l'Ohio libre et industrieux d'un côté, et celui du Kentucky esclavagiste de l'autre [109, 114-116]. Rentré en France, Tocqueville, à l'Assemblée, deviendra un acteur de l'abolition de l'esclavage dans les îles sucrières françaises, rapporteur de projets de loi sur le sujet, qui trouveront leur aboutissement en 1848, arguant aussi bien de la faisabilité de celle-ci que de sa nécessité morale, économique, et même géopolitique, au regard des Anglais qui ont déjà franchi le pas dès 1833 [260-269].
Le problème des Indiens est d'une autre nature [75, 111-114]. Arrivant en Arkansas, Tocqueville assiste au déplacement forcé des Chactas, victimes de la "Piste des Larmes", une expression désignant les déplacements mis en place par l'Indian Removal Act de 1830, afin de libérer des terres dans le sud-est du pays pour les colons blancs. Les deux jeunes gens s'informent entre autres, auprès d'un Sam Houston qui a partagé, lui, la vie des Cherokee. Le bilan est amer ; les Indiens représentent un peuple qui se refuse à se "civiliser" et est appelé à disparaître devant la cupidité des Blancs et leur expansion irrésistible. Certains paragraphes de Tocqueville, en l'espèce, sont là d'une cinglante ironie à l'endroit de la brutalité ou de l'hypocrisie de la politique et de la morale des Blancs. Il ne s'interdit pas de badiner avec sa belle-soeur Emilie, à propos de l'élégance on ne peut plus singulière de la femme indienne [79-80].
Proposant un déroulé assez exhaustif et sans aspérité, Zunz laisse néanmoins pointer, par-delà la question de la religion, certaines "cécités" ou "angles morts" de ce voyage qui n'évite pas non plus, au demeurant, certaines rêveries édifiantes ou romantiques. Ainsi les deux jeunes Français négligent-ils par trop, aux dires de notre historien, toute une infrastructure qui témoigne du dynamisme réel de ce peuple américain ; canaux, écluses, centres commerciaux, ou encore les nouvelles filatures de Lowell. Cela ne sera certes pas le cas de leur successeur, le saint-simonien Michel Chevalier (1806-1879) lors de son voyage en 1834, comme ses Lettres sur l'Amérique du Nord, publiées en 1836 le montrent amplement [65-66, 93-94]. De même, alors qu'ils assistent à des conventions et prennent la mesure de l'importance des partis politiques qui se positionnement autour de la "nullification", ignorent-ils par trop l'influence des sociétés sécrètes, et au premier chef, des francs-maçons [63, 70, 96-101].
Le 20 février 1832, ils rembarqueront pour arriver en France à la fin du mois de mars [47-120]. Une épidémie de choléra, dont ils étaient déjà au courant, les attend à Paris où elle a déjà fait plus de 18000 victimes [95, 121]. Pour ce qui est de Tocqueville en particulier, les inquiétudes quant au sort de sa famille et celles liées à sa carrière n'arrangent guère un état dépressif qui continue de le gagner. En solidarité avec Beaumont destitué, il démissionne de sa fonction en mai 1832. Le voici désormais libre. Ce qui l'amène, comme avocat, à devoir plaider en mars 1833, et ce sera bien la seule fois, à Montbrison, dans le département de la Loire, pour défendre la cause de son ami Kergorlay. Celui-ci, effectivement incarcéré, est jugé pour avoir rallié la fameuse duchesse de Berry dans son coup d'État légitimiste, aussi romantique que pathétique soit-il en ses rebondissements et sa conclusion [124-127]. Tous les prévenus seront acquittés.
Bien sûr, il faut rédiger le Rapport sur le système pénitentiaire, non seulement à partir de la documentation importante qu'ils ont ramenée, mais en commençant aussi par se renseigner sérieusement sur la situation française. Notre auteur visite le bagne de Toulon, part en Suisse (il y parlera d'une prison "bonbonnière"), inspecte la prison de la Petite Roquette, une maison de "refuge", et enfin une maison de correction. Pour le corps du texte, ce sera là surtout le travail de Beaumont. Le Rapport sur le système pénitentiaire est imprimé en décembre 1833 et leur vaut le prix Montyon qui récompense un ouvrage particulièrement "utile aux moeurs" [127-132]. En 1838, Tocqueville et Beaumont finiront par se rallier, en dépit de fortes oppositions, au système d'isolement complet [212-216, 242-244].
Le premier volume de La Démocratie en Amérique paraît en janvier 1835, ayant nécessité un puissant travail d'écriture et de réflexion. Car, pour Tocqueville il ne s'agit de rien de moins que de trouver ou d'appeler de ses voeux une "science politique nouvelle", pour un "monde nouveau" ; une science qui démontre la nécessité du bicaméralisme et de la religion ainsi que la positivité de la décentralisation et des associations. Un programme et une vision qui auront pu peut-être aider les Américains à se faire une heureuse image d'eux-mêmes. Pour le style, son maître est Chateaubriand, quoiqu'il ne néglige pas d'autres auteurs: Pascal, Montesquieu et Rousseau. C'est un succès inattendu et au premier chef pour son éditeur Gosselin. Le voici auteur consacré, célébré par des personnes de tous bords, telles que Chateaubriand, Pierre-Paul Royer-Collard, ou Louis Blanc lui-même, quand bien même les adversaires sont bien là aussi, Thiers et désormais Guizot. Les salons s'ouvrent devant lui ; ceux de Mme de Castellane, de Mme d'Aguesseau, de Virginie Ancelot, et d'autres, y compris, on s'en doute, celui de Mme Récamier. C'est donc l'occasion de nouvelles rencontres ; Jean-Jacques Ampère (1800-1864) qui deviendra un ami très proche, le philosophe Pierre-Simon Ballanche, Charles de Montalembert, François Mignet l'historien, et l'inévitable Victor Cousin (1792-1867) [139-167]. C'est un brillant causeur, le voici "lancé". Mais il faudra néanmoins attendre 1838, pour qu'une traduction soit publiée aux États-Unis [186-188] où des lecteurs de tous bords seront d'accord pour lui reprocher de confondre "tyrannie de la majorité" et "intelligence des masses". Contresens ? Peu importe, peut-être. Le débat est encore d'actualité.
En avril 1835, il présente à la Société académique de Cherbourg un Essai sur le paupérisme. Il connaît l'oeuvre du libéral Jean Baptiste Say (1767-1832), celle récente, Recherches sur la nature et les causes du paupérisme (1834), du conservateur catholique et légitimiste, Alban de Villeneuve-Bargemont (1784-1850), et il est parfaitement au courant de la réforme en Angleterre et de la loi sur les Indigents voués à "fréquenter" les workhouses locales. Il condamne la charité publique encore plus que la charité privée. Lui-même n'est guère convaincu de ce qu'il avance [167-172]. D'autant plus qu'un second voyage en Angleterre la même année, après le premier en 1833, lui donne non seulement l'opportunité de rencontrer une nouvelle fois Lord Radnor et Nassau Senior, de faire connaissance avec Henry Reeve et John Stuart Mill (1806-1873), mais de prendre aussi tout la mesure de la réalité sociale des villes industrielles et des campagnes anglaises [133-138, 172-185]. Non, la pauvreté n'est pas la rançon nécessaire de l'immoralité, et ses descriptions de Birmingham, Liverpool, ou de Manchester n'ont pas grand-chose à envier aux écrits classiques de F. Engels sur ce point. à ceci près, s'en doute-t-on, que les conclusions en sont fort différentes.
Cela n'a certes pas grand-chose à voir, mais c'est aussi cette même année qu'il épouse celle dont il avait fait la connaissance du temps de son poste au tribunal de Versailles. Le 26 octobre, Mary Motley et lui-même se marient à l'Église saint Thomas d'Aquin. À leur grande douleur, ils n'auront pas d'enfant. Le milieu familial n'apprécie guère cette mésalliance, mais se résigne à faire bonne figure devant l'épouse. Suite à un partage familial et certains arrangements, le couple Tocqueville, après un voyage en Suisse et les premiers travaux nécessaires terminés, s'installe au château qui porte son nom [189-196]. Voici un homme qui se sait un notable, mais qui ne dédaigne donc pas, ne serait-ce que par ce mariage de passion, de marquer un certain esprit d'indépendance.
Dans le deuxième volume de La Démocratie en Amérique Tocqueville réaffirme la positivité de cette démocratie irrésistible qui coule "à plein bord", selon l'expression de Royer-Collard. Il décrit magnifiquement l'ambivalence de ses moeurs, de l'individualisme au développement de la douceur et de la pitié, de la passion envieuse de l'égalité à la fierté nationale la plus généreuse, de la fin des révolutions à la menace d'une forme de despotisme "doux". Mais l'ouvrage, qui ne paraît qu'en 1840, ne rencontre pas le succès du premier, et il s'accuse lui-même d'abstraction, tant il s'est efforcé de construire un idéal-type de la démocratie dont l'Amérique, à tout prendre, n'est qu'une illustration parmi d'autres possibles [216-224, 230-235]. Ce qui ne l'empêchera de gagner une place à l'Académie Française, en décembre 1841, lorsqu'il est élu en remplacement du comte de Cessac [234-235].
Si cette deuxième partie a tardé, la difficulté intrinsèque de l'entreprise n'en est pas la seule raison. Tocqueville est aspiré par la carrière politique. C'est là qu'il veut être, c'est là qu'il sera, quitte à se sentir parfois désenchanté devant l'esprit perpétuel de cautèle, devant les mille petits arrangements de couloir toujours nécessaires. Il ne sera jamais non plus un ténor de l'Assemblée, comme un Thiers, un Guizot ou un Lamartine ; sa mine, sa voix et son manque de talent pour l'improvisation le lui interdisent. Mais il saura peu à peu se faire écouter, respecter, jusqu'à se trouver à même de réunir autour de lui, un petit groupe (Francisque de Corcelle, Victor Lanjuinais, Mathieu Combarel, Jules Dufaure, Alexandre-François Vivien, Beaumont toujours), voire de se faire une place dans des coalitions motivées par autre chose que du pur opportunisme [230-238].
La politique, oui, mais pour l'heure, l'idée d'une campagne électorale peut avoir quelque chose de rebutant, tant il faut savoir frayer et flatter. Après quelques tâtonnements, une opportunité s'était fait jour dans la circonscription de Valognes pour les élections de 1837. Tocqueville pensait faire le minimum nécessaire, il a fait moins encore. Sans être humiliante, sa défaite est réelle, mais l'honneur est sauf, sachant qu'il a refusé les soutiens gouvernementaux proposés. Un peu de morgue, de hauteur ? Soit. Qu'à cela ne tienne, les élections de mars 1839 l'amènent à l'Assemblée [207-210]. Il y occupera le siège numéro 319, à distance de Thiers et de Barrot, pour s'empresser, non seulement de s'étonner du nombre de fonctionnaires sur les bancs de l'Assemblée, mais de s'opposer à l'abaissement du cens électoral [225-229]. Il ne quittera l'Assemblée qu'à la suite du coup d'état du 2 décembre 1851. Entretemps, il aura été membre de la commission chargé de l'élaboration de la constitution de 48, et durant quelques mois, ministre des affaires étrangères. Les affaires, la vie politique, il connaît.
Il prend donc la parole, rapporteur ou non, sur différents dossiers ; la question d'Orient, celle des prisons, du paupérisme, celle de l'esclavage ou celle du travail. Il refuse l'esclavage, mais il soutient fermement sans ciller non seulement la colonisation de l'Algérie qui a commencé avec la conquête du pays en 1830, mais encore des méthodes qui enverraient aujourd'hui les protagonistes devant la Cour Pénale Internationale [38-39]. Son nationalisme et son souci de la grandeur de la France, de sa place dans le monde, alors que la grande adversaire occupe l'Inde, ne lui laissent pas d'alternative. La démocratie est une chose, "l'affaire d'Algérie", où il se rend par deux fois (en 1841 et 1846), en est une autre [278-294].
Entre 1844 et 1845, il se lance dans le journalisme, avec Le Commerce [239-242]. La querelle scolaire lui donne l'occasion d'y affirmer une position singulière, entre les deux extrêmes (les religieux et les tenants du monopole d'État) [244-255]. Sans grande indulgence pour les congrégations religieuses, il favorise une concurrence salutaire en termes d'enseignement et d'éducation, sachant que se joue là un droit fondamental des familles. Voici le meilleur moyen de se brouiller avec tout le monde, y compris avec son meilleur ami, Beaumont, resté fidèle au journal Le Siècle.
La révolution éclate en février 1848. Dans ses Souvenirs rédigés entre 1850 et 1851, il prétend l'avoir annoncée dans son fameux discours à la Chambre du 27 janvier 1848, après avoir dénoncé la corruption morale de la classe dirigeante, l'atonie politique de la nation, s'inquiétant d'une tension sourde dans le corps social, et se disant convaincu effectivement "que nous nous endormons à l'heure qu'il est sur un volcan". Il se rallie à la République, sans nostalgie aucune des familles royales, et est confortablement élu au suffrage universel masculin à la Constituante au 23 avril 1848. Cela étant, devant les révoltes de juin des ouvriers, il se range dans le camp de l'ordre, acceptant une répression implacable, mais ne trouvant à dénoncer sans ambiguïté dans ses Souvenirs, que les "socialistes", accusés d'avoir instillé dans ces classes des idées fausses et des passions cupides [299-314].
Après avoir participé à la rédaction de la nouvelle Constitution, refusant d'y voir s'inscrire un droit au travail, défendant l'élection du président de la République au suffrage universel, le voici de juin à octobre 1849 ministre des Affaires étrangères [315-320]. Il ne laissera pas un souvenir extraordinaire dans les cabinets diplomatiques, et aura, entre autres, à gérer cette très malheureuse affaire de Rome décidée avant son arrivée, et où l'on voit l'armée de la République, en dépit de sa propre Constitution, intervenir contre les républicains romains de Mazzini, pour remettre sur son siège, à son grand dam, un pape Pie IX qui refuse la moindre réforme libérale.
De nouveau, il est malade; il demande un congé à l'Assemblée, part en Italie, à Sorrente exactement, pour y passer l'hiver de 1850 - 1851 et y poursuivre la rédaction de ses Souvenirs commencée en Normandie. Revenu en France, les ambitions du Président ne laissent pas de l'inquiéter, comme tant d'autres, à raison.
Le 2 décembre 1851, a lieu le coup d'état du futur Napoléon III [295-298, 327-333]. L'état policier et répressif s'installe en France. Lui-même, comme d'autres, est brièvement arrêté. Certaines de ses connaissances, des généraux, Lamoricière, Bedeau, doivent s'exiler en Belgique. En avril 1852 Tocqueville renonce à son dernier mandat, celui du président du Conseil général de la Manche. Il se réfugie dans sa vie privée et se cherche un nouvel objectif intellectuel pour enrayer sa morosité, incapable de comprendre la passivité, voire l'acceptation des classes populaires. Quant aux hautes classes, il ne peut que constater combien elles s'accommodent de cet état de choses, dès lors que le nouveau pouvoir ne contrarie pas leur affairisme.
Le 19 juin 1856, une semaine après le décès de son père, paraîtra L'Ancien Régime et la Révolution [335-358]. Un succès de librairie remarquable pour un tel ouvrage, beaucoup y voyant la mise en cause du despotisme actuel, quelques-uns, comme John Stuart Mill, la mise en scène de l'éternelle question de l'entrelacement de la liberté et de l'égalité [359-363].
Un ouvrage qui en finit aussi avec une possible vision de Tocqueville, s'il en fût, comme spécialiste en généralités creuses, et qui n'est pas sans lien, au demeurant, avec un long article publié dans la London and Western Review en avril 1836, intitulé État social et politique de la France avant 1789. [211-212]. Zunz, l'historien, ne peut alors que se pencher avec attention sur cette merveille d'intelligence savante, en esquissant des rapprochements avec les oeuvres qui lui sont contemporaines, celles de Jules Michelet ou de Louis Blanc [381-385].
Toujours est-il qu'en amont, il s'agit bien pour Tocqueville d'un véritable travail de bénédictin, le labeur d'un historien qui s'enferme, pour s'imprégner et trouver son chemin dans des archives poussiéreuses, avant de songer à une rédaction quelconque. Ainsi la rencontre, lors de son séjour à Saint-Cyr-les-Vignes, près de Tours, où il passe l'hiver 1853 - 1854 pour raisons de santé, avec l'archiviste Charles de Grandmaison, est-elle une aubaine, voyant s'ouvrir devant lui une source de première main. Et au demeurant, c'est bien ainsi que Tocqueville se veut historien ; un contact premier et prolongé avec la matière première en évitant la lecture des ouvrages de ses contemporains. Nous ne sommes pas très loin de la façon de procéder de Montesquieu, un de ses maîtres à penser, aussi bien pour ses idées que pour son style.
Mais la question décisive est bien là. Comment est-on passé d'une aspiration première à la liberté, trouvant sa forme dans la République, à un despotisme impérial ? Napoléon III, étouffant la seconde République, ne semble alors que recommencer Napoléon Ier trahissant l'inspiration de la première [295].
Et s'il y a bien une méthode, s'il y a bien une question troublante, il y a bien aussi une forme. Dès la rédaction de du second La Démocratie en Amérique, il avait épinglé la fascination quelque peu prétentieuse ou paresseuse des historiens pour les grandes idées générales, et ses Souvenirs (publiés pour la première fois en 1893) parlent même d'une "haine" de ces systèmes vouant l'histoire à une fatalité. Sinon, à quoi bon la politique ? Toujours s'agit-il de dénoncer les doctrines qui démotivent les hommes. Et la doctrine raciale d'un Arthur de Gobineau qui fut tout de même son chef de Cabinet au Ministère, fort appréciée chez les esclavagistes aux États-Unis, est bien de celles-ci [367-371].
Cela étant, si l'historien n'a pas à se complaire dans la confortable fantasmagorie intellectuelle de la fatalité, il n'a pas non plus à se complaire dans une simple factualité. Et c'est bien là Thiers, qu'il méprise aussi bien intellectuellement, politiquement que moralement, qui lui apparaît comme un exemple réunissant ces deux défauts majeurs. Ne parlons même pas de l'histoire vague ou "bâclée" de Lamartine qui ne trouve pas davantage grâce à ses yeux [381]. Quels enseignements Tocqueville veut-il donc nous transmettre ?
D'une part, c'est bien la révolte des Parlements qui a lancé la révolte populaire. C'est la noblesse qui a commencé, l'âme plus haute sans doute que les autres classes, à vouloir secouer la chape de plomb de l'absolutisme qui les humiliait.
D'autre part, le peuple ne se révolte pas lorsque les conditions sont les plus dures, mais lorsqu'elles tendent à s'améliorer, toute choses égales par ailleurs. Grand principe tocquevillien, que beaucoup aiment à mettre en exergue de son apport à la sociologie, de Jon Elster à Raymond Boudon.
Enfin, et ce serait là un trait culturel propre à la France, si le "moment 89" qu'il célèbre est un moment sublime d'enthousiasme et de générosité (il est si proche de Jules Michelet sur ce point), celui-ci se fragmente bientôt pour laisser voir la passion de l'égalité l'emporter de multiples façons sur celle de la liberté.
De juin à août 1857 il est en Angleterre [372-378}, à l'époque de la révolte des Cipayes en Inde. Magnifiquement accueilli, il rencontre ou visite ses amis, Nassau Senior, les Reeve, les Lewis, les Grote, séjourne aussi dans le domaine de Lord Hatherton, est reçu par le prince Albert, rencontre l'historien Macaulay, consulte les collections du British Museum où il aurait pu croiser Karl Marx, et bénéficie du privilège insigne de pouvoir accéder à la correspondance diplomatique secrète des Anglais de 1787 à 1793. Le premier Lord de l'Amirauté fait affréter un navire pour le reconduire jusqu'à Cherbourg.
Il aurait dû y avoir un autre volume [379-387], mais il n'en a pas été ainsi. Tocqueville était d'une santé fragile, au point de devoir éviter de trop plantureux repas électoraux, écourter parfois certains voyages, se priver de certaines soirées ou mondanités [168], ou prendre ses quartiers d'hiver en Italie ou en Touraine. La tuberculose s'aggrave ; il crache du sang.
Les Tocqueville, sur les conseils pressants des docteurs, songent à Cannes. Le voyage, émaillé d'incidents et de retards, se déroule dans des conditions désastreuses. C'est littéralement épuisé que le couple arrive à la villa Montfleury [387-390].
Il s'éteint le 16 avril 1859. Beaumont est reparti le 5 avril; ses deux frères, son neveu Hubert sont là, mais Ampère malheureusement arrive trop tard. Tocqueville s'est confessé. Lui qui reconnaissait que son drame était d'avoir perdu la foi, s'est-il donc réconcilié avec elle ? Zunz se garde de répondre.
Cette biographie apporte-t-elle du nouveau ? Fera-t-elle date ? D'un point de vue factuel, peut-être pas, et les lecteurs français, pour autant qu'ils connaissent les travaux de Jean-Louis Benoît, Serge Audier, Lucien Jeaume, Françoise Mélonio, Alexandre Jardin, et qu'ils pratiquent les Oeuvres Complètes de l'auteur n'apprendront peut-être pas grand-chose de véritablement nouveau et encore moins de décisif. Le champ des études tocquevilliennes a déjà été suffisamment labouré pour que l'on n'ait pas à attendre quelques révélations domestiques, romantiques ou politiques, fracassantes. Une biographie bilan ? Soit. Il serait tout aussi vain de chercher, par exemple, dans cet ouvrage, sans véritable aspérité, une analyse qui ferait de Tocqueville une parfaite illustration des hiatus constitutifs d'un certain libéralisme, entre les convictions affichées d'une part, la pratique ou l'action d'autre part, et les préjugés de classe ou blocages empathiques enfin, qui transforment les principes affirmés en formules abstraites justifiant in fine presque tout ce que l'on a envie de justifier en matière politique. Nous sommes bien tout à fait, avec cette biographie, dans le cadre de bon goût de la Tocqueville Review ou de l'esprit de bon ton, raisonnable et responsable, des "Conversations Tocqueville".
Mais l'essentiel n'est sans doute pas là. Et un certain défaut pourrait bien n'être à tout prendre qu'une grande qualité, la prudence intellectuelle de cette biographie nous dispensant de certaines enflures ou chinoiseries conceptuelles censées attester de la profondeur ou de l'acuité philosophique de leurs auteurs. En revanche, il nous est donné de pénétrer dans l'intimité de Tocqueville, de nous faire une idée assez claire de ses réseaux, amicaux, sociaux et politiques. Nous assistons à l'évolution d'un auteur, d'un homme politique, nous prenons la mesure de sa notoriété, et tout cela au travers d'un style classique fort agréable, évitant aussi bien l'hagiographie que la polémique réductrice. C'est beaucoup. Le contrat est rempli.
Tocqueville n'a pas seulement remarquablement "compris" les Américains, comme le rappelait si bien H. Kissinger dans son ouvrage L'Ordre du monde (Fayard, 2016), et joué pour eux parfois le rôle de prophète inquiet, il a su aussi nous éclairer sur la démocratie en général, en nous invitant certes à l'accepter, mais sous condition expresse de sortir d'une vision enchantée de cette dernière. Et en nous rappelant combien cultiver certaines moeurs est une urgence pour obvier à ses dérives possibles toujours d'actualité. Le titre de l'ouvrage est bien justifié.
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