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GRAAT On-Line - Book Reviews
Agnès Tachin Amie
et rivale. La Grande-Bretagne dans l’imaginaire français
à l’époque gaullienne (Bruxelles : Peter
Lang, 2009). UK £35.20, 46.90 €, 411 pages, ISBN: 978-90-5201-495-1—Trevor
Harris, Université François Rabelais, Tours.
Il
s’agit du troisième livre publié dans la collection
« Enjeux internationaux »
qui compte désormais neuf titres.
Le
présent volume est placé résolument sous le signe
de l’histoire des représentations et aborde l’étude
des relations franco-britanniques entre 1958 et 1969 à travers
ce qui s’impose désormais comme l’optique canonique
dans ce domaine : à savoir, la perception contradictoire, voire
paradoxale, d’Albion du côté français de
la Manche—optique traduite directement dans le titre de l’ouvrage
: la Grande-Bretagne est simultanément amie et rivale de la
France.
L’ouvrage
est divisé en quatre parties : « La formation de l’image
», « Une vieille nation fière et sûre d’elle-même
», « Une Grande-Bretagne rajeunie, favorable au changement?»
et « De la supériorité de la France sur l’Angleterre
». L’allusion au titre de l’ouvrage de François
Crouzet, De la supériorité de l'Angleterre sur la France
: l'économique et l'imaginaire, XVIIe-XXe siècle (1989)
est claire. L’allusion, en l’occurrence, est parodique.
Car à travers l’examen détaillé de la période
gaullienne, ce livre se donne pour objectif d’expliciter comment
le rapport de force entre les deux pays aurait basculé en faveur
de la France. Le problème qui se pose de manière insistante
tout au long de l’ouvrage est celui qui consiste à savoir
dans quelle mesure l’époque était « gaullienne
» et/ou dans quelle mesure la « représentation
» de la Grande-Bretagne dans l’esprit des Français
a évolué. C’est une tentative pour mieux comprendre
la nature de cette relation entre l’ « imaginaire »,
d’un côté, et le « politique », de
l’autre, un va-et-vient constant entre les deux pôles
d’une double perspective épistémologique, qui
donne au livre son rythme particulier.
La
synthèse/rétrospective [25-72] qui ouvre cette étude
souligne, au-delà des fluctuations quasi-inévitables
dans le ton des rapports entre deux grandes puissances, les alternances,
voire les ambivalences qui structurent en profondeur la relation franco-britannique
à travers l’histoire. Les deux extrêmes que connaissent
la relation en question ne sont sans doute pas à chercher dans
les clichés les plus faciles : l’image doucereuse de
l’Anglais buvant sa tasse de thé dans son Home Sweet
Home, ou—à l’extrémité opposée—l’Anglais
qu’il convient, comme le prétendait Béraud, de
« réduire en esclavage ». Ces clichés, certes,
conservent une certaine importance opératoire. Mais en ce qui
concerne l’attitude des Français envers la Grande-Bretagne
à l’époque gaullienne, « l’interdépendance
entre les représentations mentales et les événements
» [44] découle d’un discours construit en grande
partie sous la IIIe République—notamment des années
1890 à la veille de la Grande Guerre. C’est à
ce moment-là que la « supériorité des Anglais
trouve enfin une explication qui ne dévalorise pas leurs voisins
» [36-37]. L’observation est fort juste de la part d’Agnès
Tachin, qui cerne ainsi le rôle important joué par une
certaine forme de condescendance culturelle en France : celle-ci est
la patrie de « l’intelligence » civilisatrice, alors
que la Grande-Bretagne avance, et a pu dominer, grâce à
son « dynamisme exceptionnel » [37]. Voilà une
position équivoque à souhait, un backhanded compliment
s’il en fût : les Anglais agissent ; les Français,
eux, réfléchissent…
De
cette manière, l’ouvrage d’Agnès Tachin
s’insère clairement dans un contexte où l’histoire,
comme la recherche dans beaucoup d’autres domaines scientifiques,
est fortement affectée par le « tournant culturel »
: perspective qui s’impose maintenant à un point où
il faut sans doute parler de nouvelle orthodoxie. Il n’en reste
pas moins qu’Agnès Tachin adopte une approche raisonnée
et cherche en permanence à concilier l’analyse des phénomènes
culturels et l’examen des faits politiques. Certains chapitres
sont plus franchement tournés vers des variétés
d’histoire plus traditionnelles—l’histoire diplomatique
ou des relations internationales, par exemple (« La Grande-Bretagne,
troisième grand ? » [121-185]) ; ou l’histoire
politique et des institutions (« La crise britannique ou l’heure
des remises en cause » [247-289]). D’ailleurs, le pari
difficile qui consiste à mener de front une analyse serrée
des enjeux diplomatiques nationaux de la France, d’une part,
et à passer en revue la perception/réception de ces
nuances par le grand public, d’autre part, est assez largement
réussi.
La
troisième partie du livre, notamment, passe au peigne fin la
perception contradictoire en France d’une Grande-Bretagne qui
n’est pas moins ambiguë : celle-ci, en effet, est tour
à tour berceau d’une révolution significative
dans les mœurs et foyer d’interrogations profondes quant
au statut et au rôle que lui réserve désormais
l’évolution rapide du système international. C’est
le thème du déclin britannique qui prend ici, inéluctablement,
le devant de la scène : déclin visible à travers
la décadence et l’inauthenticité qui seraient
la rançon inévitable des ajustements socioculturels
trop brusques que le pays a connus au cours des années 1960
; déclin qui se subodore déjà au temps de Macmillan,
mais qui éclate au grand jour sous le mandat de Harold Wilson
et les nombreuses difficultés auxquelles son administration
est contrainte de faire face—économiques, institutionnelles,
diplomatiques. Il est vrai que, largement amputé de son volet
de politique sociale novatrice, le gouvernement de Wilson revêt
sous la plume d’Agnès Tachin un aspect bien monochrome
: mais c’est cette face que la Grande-Bretagne présentait
à la France, ou à tout le moins la face que les media
français et la classe politique tenaient à en présenter.
En
fin de compte, « le vent nouveau venu d’outre-Manche »
[382], au lieu de déranger, ou de provoquer des dégâts,
ne fait finalement que plier le roseau pensant français, cette
intelligence civilisatrice qui alimente une vision toute gaullienne
de l’Etat, de la grandeur, de la France et l’idée
que le Général s’en fait. Plutôt que «
société bloquée », le pays s’achemine
vers cette New France décrite par le Britannique John
Ardagh dès 1973. C’est en 1965, après tout, au
beau milieu des Swinging Sixties, que le PIB de la France
dépasse symboliquement celui de la Grande-Bretagne. Même
si les conclusions tirées de cette évolution économique
devaient être exagérées par certains observateurs
français, et quelques entorses faites par la suite à
l’histoire franco-britannique, il n’en est pas moins vrai
que la France, au terme du long passage au pouvoir de l’intransigeant
Général, est plus sûre d’elle, plus confiante
en son avenir. Le travail de De Gaulle est fait... C’est en
1969 que commence la construction de la Tour Montparnasse, emblème
d’une nouvelle France, suffisamment sûre d’elle-même,
désormais, pour construire au cœur du sol national un
gratte-ciel et pour mettre fin au grand malentendu en admettant, enfin,
la rivale britannique au sein de la CEE.
Tout
au long de son étude, Agnès Tachin est elle-même
consciente des difficultés soulevées par la méthode
qu’elle adopte. La longue durée côtoie en permanence
la réaction « à chaud » devant des événements
fortement médiatisés. « Les représentations
mentales », comme le dit Agnès Tachin, « résultent
toujours de l’acquisition d’un savoir » [46] : or,
la construction dans le temps de ce savoir, d’une représentation
durable de l’autre se heurte inévitablement à
l’ « opinion publique ». C’est dire combien
l’appréciation chez le citoyen de la stratégie
politique de son gouvernement est nécessairement en décalage
avec l’évolution des positions adoptées par la
classe politique et le haut fonctionnariat. « L’évolution
des représentations collectives » [189] ne s’effectue
sans doute pas au même rythme que l’opinion, soumise aux
engouements passagers : c’est-à-dire, pour reprendre
des termes qui reviennent souvent dans le texte, aux « vagues
», aux « tendances », aux « modes »,
à des phénomènes à « essoufflement
rapide ».
La
difficulté inhérente au sujet, cependant, ne fait que
souligner le mérite de l’avoir assumée. Par ailleurs,
le corpus tout à fait substantiel de documents étudiés,
ainsi que la bibliographie [385-408], soulignent l’effort considérable
entrepris pour décloisonner ces différentes catégories
et indiquer les nombreuses passerelles qui existent, l’harmonie
complexe qui se construit, à terme, des dissonances évidentes
entre ces niveaux disparates de composition.
Parler
de l’autre c’est, avant tout, pratiquer une autocritique
et parler de soi-même, fût-ce dans le miroir de ses anxiétés
et de ses espoirs : telle est la condition déterminée
et déterminante de toute dialectique. La « relation ambiguë
», entre la France et la Grande-Bretagne, « faite d’attirance
et de rejet » [229], souligne la persistance, en France, des
modèles culturels évolutionnistes hérités
du XIXe siècle : André Siegfried, écrivant en
1950, s’en inspire de toute évidence. Mais en ceci, Siegfried
et la France ne s’éloignent que très relativement
de leurs homologues britanniques : ces personnages curieux que l’on
ose encore à peine de nos jours désigner sous le nom
d’« intellectuels », puisqu’ils proviennent
d’une nation qui a du pétrole, mais pas d’idées.
La Grande-Bretagne et la France, à travers ce rapport spéculaire,
séculaire, semblent encore poursuivre (un peu tragiquement
tout de même?) sur la voie que leur a tracé l’histoire,
de la rivalité amicale, d’une amitié consentie,
mais concurrentielle, tant l’Autre continue de nous échapper.
© 2010 Trevor Harris & GRAAT On-Line