GRAATOn-Line
Gender Studies & Cultural Studies. Estudios de género & Estudios culturales. Études sur le genre & Études culturelles.
GRAAT On-Line - Book Reviews
Walter Scheidel, Une histoire des inégalités, de l'âge de pierre au XXIe siècle, (préface de Louis Chauvel, traduit de l'anglais par Cédric Wels, Paris: Actes Sud, 2021). 28,00 euros, 751 pages, ISBN : 978-2-330-14077-9 - Bruno Hueber, Université de Tours.
Si la question environnementale, celle des libertés fondamentales, voire celle des violences policières sont aujourd'hui régulièrement à l'ordre du jour dans nos sociétés modernes et font les headlines » des magazines, n'est-il néanmoins aucunement abusif de prétendre que celle de la croissance des inégalités économiques et le creusement des fractures sociales ne soit tout autant un thème structurant de nos interrogations sur l'idéal ou le modèle démocratique et plus généralement sur le devenir de nos civilisations. Peut-on voir ainsi des ouvrages, a priori tout de même arides en leur lecture, en temps ordinaires voués à une réception aussi confidentielle que fugace, sinon respectueuse, on pense par exemple à l'ouvrage de Thomas Piketty paru en 2013, Le Capital au XXIe siècle, se métamorphoser de fait en de véritables phénomènes de librairie, avec pour celui-ci pas moins d'1,5 million d'exemplaires vendus aux États-Unis, et cela moins de deux ans après sa publication [16]. Oui, nos sociétés ont un sérieux problème avec l'idée d'égalité et tout autant ou bien plutôt avec la réalité des inégalités, tant pour ce qui concerne leur sens que la légitimité et l'évaluation objective de celles-ci. Il est vrai que savoir que les 1% des ménages les plus riches, sur Terre, possèdent un "peu plus de la moitié du capital net privé" de la planète, et que la fortune de Bill Gates, que l'on estime à 75,4 milliards de dollars, représente approximativement 1 million de fois le revenu moyen des ménages de son pays [13, 15], peut aisément laisser songeur ou inciter à la réflexion.
À ce titre, l'ouvrage qui nous occupe ici, celui de W. Scheidel, historien et titulaire de la chaire Dickason à l'université Stanford, après les grands récits, les grandes enquêtes, les grands essais de Jared Diamond, Steven Pinker ou Yuval Noah Harari, ne peut que retenir l'attention, aussi bien par son objet, son ampleur, que par la délimitation précise de son ambition et de sa crédibilité épidémique.
De quoi s'agit-il ? Eh bien, de rien de moins, d'une part, que de prétendre montrer sur le long terme, en balayant l'histoire des sociétés depuis le début de l'Holocène jusqu'aux décades les plus récentes, combien la croissance des inégalités économiques est une tendance constante des sociétés, de quelque nature qu'elles soient, démocratiques ou non. Et cela de quelque façon que l'on prétende calculer, qui plus est, arrêtons-nous-y un instant, le plus rigoureusement possible ces inégalités. Car, l'aura-t-on compris, loin s'en faut que nous ayons là seulement affaire à une de ces grandes thèses qui prétendent en imposer par l'élégance de l'écriture ou les effets ronflants de quelques graphiques dénichés ou élaborés à la va-vite, enchâssant sur un mode péremptoire tels ou tels fait saillants, frappants ou piquants, et dont un public sera sans doute toujours friand, quelle qu'en soit la rigueur ou l'absence de rigueur, mais pour autant précisément qu'il ait le sentiment de comprendre beaucoup sans trop d'efforts. Le lecteur de Scheidel, bien plutôt, pour autant qu'il ne soit pas un familier de son oeuvre sera vite rassuré, à défaut, certes, d'être toujours totalement à l'aise avec l'appareillage économétrique mobilisé. Car aussi parfois ingrats aux yeux du profane qu'ils puissent apparaître, tous les éléments nécessaires, indispensables à l'étayage, pour ne pas dire la démonstration de son propos, sont bien là. Qu'il s'agisse des mesures de base, tels le coefficient de Gini et les parts de revenus ou de patrimoines [28-32], qu'il soit question de régressions non paramétriques [530], qu'il soit fait référence encore, dans l'appendice, à la F.I.P. (frontière des inégalités possibles)[631-645] nous donnant le niveau maximal d'inégalités théoriquement possible pour un "niveau donné de production par habitant", qu'il soit exposée enfin l'importance du "taux d'extraction" plus significatif que le seul coefficient de Gini, obtenu pour ce qui le concerne, par la division de celui-ci, quant aux revenus, par la valeur maximale possible des inégalités (FIP), aucun outil nécessaire ne manque à l'appel. Pour les données, le recours à celles de la WWID (World Wealth and Income Database) [14], de la SWIID (Stantardized World Income Inequality Database) [33] ou aux fichiers de l'IISH (Institut international d'histoire sociale) [36] basé à Amsterdam auront rassuré les lecteurs les plus sourcilleux. Bref, ce volume n'est pas tant l'un de ces "essais" dans lesquels la prétention historique synoptique est inversement proportionnelle à la rigueur et précision des faits établis, constatés et construits, mais bien un ouvrage de science où le propos théorique s'articule le plus précisément possible avec ce que l'enquête ou l'investigation a pu établir dans le cadre d'une hypothèse initiant le programme de recherche.
D'autre part, à suivre la thèse de l'auteur, loin de s'en tenir à ce premier constat de la tendance des sociétés à installer et développer des inégalités, faut-il donc ajouter, et c'est bien là le cœur de l'ouvrage, que seuls des phénomènes d'une extrême violence généralisée, impliquant ainsi d'extrêmes souffrances pour les êtres humains, d'extrêmes désordres pour les sociétés, se sont révélés à même, selon différentes modalités, de contrarier, d'endiguer, ou d'obvier à un tel tropisme inégalitariste [482].
D'autre part, à suivre la thèse de l'auteur, loin de s'en tenir à ce premier constat de la tendance des sociétés à installer et développer des inégalités, faut-il donc ajouter, et c'est bien là le coeur de l'ouvrage, que seuls des phénomènes d'une extrême violence généralisée, impliquant ainsi d'extrêmes souffrances pour les êtres humains, d'extrêmes désordres pour les sociétés, se sont révélés à même, selon différentes modalités, de contrarier, d'endiguer, ou d'obvier à un tel tropisme inégalitariste [482].
En premier lieu, voici donc la Guerre. En second lieu, voici les Révolutions. Le troisième cavalier désigne la déliquescence de l'état, cet état pourvoyeur ordinaire de sécurité et de biens publics. Enfin, le dernier cavalier porte un nom qui ne pourra que résonner trop familièrement à l'esprit de nos contemporains. Il avance vers nous et se nomme la pandémie.
Cela posé, bien évidemment, face à un tel constat et à une telle tétralogie, certaines questions ne laissent-elles pas de se poser aussitôt.
Car, la tentation intellectuelle peut être grande de repousser le lien en amont, et de se demander si par-delà le fait que l'on prétend établir, à savoir que ce sont donc ces phénomènes violents qui sont capables de réduire les inégalités, il ne serait pas légitime d'avancer que ce sont de fait les inégalités elles-mêmes et leur croissance qui causent, engendrent et suscitent, un certain seuil franchi, ces mêmes phénomènes de violence qui tendent à les réduire. Cette tentation déterministe-la, l'historien veut ou du moins déclare explicitement vouloir s'en garder [27-28, 557-558].
Reste bien sûr, et Scheidel, là, ne se défausse pas, à évaluer, certes autant que faire se peut l'efficacité éventuelle de différents facteurs pacifiques de réduction des inégalités [38], et pour autant bien sûr que leur efficience ne soient pas confondus avec l'ombre portée ou l'effet de rémanence d'un phénomène extrêmement violent. On pense bien sûr à certaines politiques sociales, mises en oeuvre dans différents pays, à la sortie des deux Guerres mondiales du XXe siècle, telle celle découlant du fameux rapport Beveridge, en Grande Bretagne.
Enfin, et s'inscrivant dans le prolongement de cette deuxième question, l'historien assume aussi de sortir à proprement parler de l'histoire pour esquisser les linéaments d'une réponse à une dernière interrogation. Cela doit-il toujours en être ainsi ? Le passé permet-il de conclure au futur ? Ou peut-on déceler des signes que notre modernité pourrait aller de fait et sans violence, pourvue ou affublée de ces atours dont elle est si fière (progrès technologiques, programmes démocratiques et éducatifs divers), vers l'invention et la mise en place de stratégies non utopiques de réduction pacifique et durable des inégalités ? Nous reviendrons sur les éléments de réponses de Scheidel, mais il est temps de repréciser quelque peu le portait de nos redoutables cavaliers.
Voulons-nous un exemple plus circonstancié de la puissance de réduction des inégalités engendrée par la guerre ? Il suffit, pour ce faire, d'examiner le cas du Japon. [177- 197]. Soit une situation de départ, la période du shogunat des Tokugawa (de 1603 à 1687), assez remarquable pour ce qui est de la relative faiblesse des inégalités. Se tenant ainsi en-dehors des grandes dynamiques du commerce international, "bénéficiant" d'un système d'imposition agricole faisant obstacle aux grandes prédations des fameux "trois cents seigneurs", le progrès de la productivité et le développement du secteur non agricole se sont révélés insuffisants pour engendrer, comme cela aurait pu être le cas ailleurs, un accroissement significatif des inégalités économiques. Mais c'est alors qu'avec la fin des années 1850, les choses vont néanmoins devoir considérablement changer. L'ouverture, contrainte, au commerce mondial, le développement de l'industrialisation (dopée par la guerre avec la Russie de 1904-1905), l'inflation aussi : autant de facteurs qui ont contribué cette fois à l'accroissement des inégalités, et surtout à partir de la Première Guerre mondiale, qui n'ont pas laissé d'être une aubaine pour certains secteurs. à côté du renforcement de la richesse des grands propriétaires, se développe ainsi conjointement pour ne pas dire davantage celle des actionnaires des grandes entreprises, bénéficiant de l'indulgence d'une fiscalité peu soucieuse de compenser ces inégalités, et faisant de l'entre-deux guerres, une période des plus fastes, si l'on peut dire, pour celles-ci.
Puis vint la guerre avec la Chine en 1937, et qui change déjà profondément la donne. Puis ce fut Pearl Harbor et la Seconde Guerre mondiale. Lorsque le cavalier de l'Apocalypse s'éloigna enfin, 2,5 millions de soldats japonais avaient péri, et les victimes civiles des bombardements américains pouvaient se compter en centaines de milliers. Le désastre était sans limite. Cela étant, les inégalités, de 1937, date de l'invasion de la Chine, aux années d'occupation après la guerre, ont bien eu là, une occasion significative de régresser. Les facteurs ont été multiples, et ont pu se succéder. Baisse de rendement du capital, système entrepreneurial profondément modifié, autorisation des syndicats d'entreprise, réforme agraire, politique fiscale à multiples facettes (taux marginal, taux d'imposition successoral de plus de 70% pour les grandes fortunes) voilà ce que les années sombres de l'Histoire du Japon ont pu produire : à savoir un nivellement tout aussi général, indéniable que durable des inégalités de richesses.
Cet exemple qu'il convient de rapprocher d'autres cas similaires doit nous amener, quitte à être taxé à juste titre, de redondance, à entendre très précisément l'auteur lorsqu'il insiste sur ce point. Si l'on doit donc soutenir fermement, au regard de l'histoire, qu'il n'y a pas de réduction significative des inégalités sans violence, encore faut-il que cette violence soit sans commune mesure avec ce que l'on peut rencontrer ou désigner à l'ordinaire par ce terme. Ainsi donc, s'agissant ainsi de guerre, n'est-il pas question des guerres en général, impliquant certes, toujours par définition, souffrances et désolations, mais des guerres les plus inouïes, et qui sont à tout prendre des plus rares dans l'histoire de l'humanité. Aussi devons-nous bien parler de guerres dites "totales", que l'on définira non pas tant, ici, par la volonté d'extermination radicale de l'ennemi, par l'emploi des moyens les plus divers, bien au-delà par exemple de ce que le jus in bello peut autoriser, que par la mobilisation la plus massive, volontaire ou non, d'une population [256-303]. Cela posé, en nous proposant des allers-retours entre l'exemple de la Grèce antique, on pourra penser bien sûr à Athènes [304], et celui des deux guerres mondiales du XXe siècle, avec des arrêts sur le France révolutionnaire de 1793 et sa levée en masse face à la coalition des autre pays européens, Scheidel, souligne combien, au demeurant, cette mobilisation de l'ensemble d'une population ne peut pas ne pas supposer et susciter en effet une certaine forme de démocratisation des sociétés, tant celle-là ne saurait être effective sans une implication véritable des populations ne pouvant guère obtenue autrement que par une foi commune ou des droits partagés. Droits gagnés ou confirmés et renforcés, (on peut penser au droit de vote des femmes, au droit des syndicats, à des droits sociaux), fiscalités plus dures en fonctions des revenus ou des patrimoines les plus hauts (pensons à la question du taux marginal de l'impôt), la mobilisation de la population ne peut être effective sans une politique active d'un état en guerre se muant, la paix revenue, en état-providence à même de répondre à des attentes, à des espérance, et à des évidences nouvelles en matière de justice économique et sociale.
De fait, si l'on surligne l'adjectif "extrême" accolé au terme de violence, en dehors des deux guerres mondiales du xx siècle et sans doute aussi, pour une part, dans un contexte bien précis, des guerres de l'Athènes classique, les guerres traditionnelles [291-304] au contraire donnent-elles des résultats inévitablement contrastés. Et en est-il de même pour ce qui est des "simples" guerres civiles, aussi massacreuses qu'elles soient au demeurant, dès lors qu'elles ne s'accompagnent pas d'un projet révolutionnaire pour ce qui est de la réduction de ces inégalités. Mais rendus là, nous sommes déjà sur le territoire du deuxième Cavalier.
Pour ce qui est de la violence, les grandes révolutions qu'auront connues le XXe siècle n'ont pas grand-chose à envier aux guerres proprement dites, et l'arasement du coefficient de Gini qu'elles initient ne laisse pas d'être parfois pour le moins stupéfiant. Se plonge-t-on, donc, en revanche, à la suite de l'auteur, dans les annales des si nombreuses révoltes paysannes qui émaillent l'histoire, révoltes française (la Grande Jacquerie de 1358), anglaise (1381), flamande (1323-1328), allemande (1524-1525) le bilan est maigre [347-361]. Et ce qui est vrai pour les campagnes est encore plus évident, s'il en est pour, ce qui est des soulèvements urbains, aussi intéressant à observer soient-ils [361-364].
Ce qui ne doit pas nous empêcher de pointer tout de même, et le point est d'importance, que parfois, il y eut des gains significatifs, ici ou là, en matière de redistribution. Ainsi la réforme agraire mexicaine qui fit passer, suite à la crise de 1929, à la nouvelle Constitution de 1917 et la révolution zapatiste, la part des propriétaires terriens, par exemple, de 3% à plus de 50 % de la population entre 1910 et 1950 en est-il un bon exemple [347-349]. Mais est-ce donc toujours bien la menace, ou la possibilité de la violence, qui a pu inciter les élites et les bénéficiaires de toutes espèces des inégalités à "mesurer" leurs politiques et leurs pratiques.
Pour ce qui est de la Révolution Française [334-343], à première approche, les ingrédients d'un réel nivellement sont bien là. L'estimation du coefficient de Gini aux alentours de 0,59, à la veille des événements, s'explique par des disparités qui ne pouvaient que susciter l'exaspération de larges couches de la population. Voici une noblesse qui possède donc 25 % des terres, mais qui est dispensée de la taille, l'impôt direct le plus efficace, et qui résiste avec succès à une évaluation précise de ses revenus dont dépendrait le rendement d'autres taxes, telle la capitation ou le vingtième apparus entre la fin du siècle précédent et la fin de la première moitié du XVIIIe siècle. Voici le clergé détenant 10% des terres, mais qui sachant échapper à l'impôt, prélève aussi la dîme. Voici enfin la bourgeoise la plus fortunée, qui échappe encore à l'impôt en achetant titres et charges. Bref, c'est donc la bourgeoisie urbaine, la petite tout autant que la moyenne, ainsi que les paysans qui sont les plus durement touchés par l'impôt direct ou indirect (on pense bien sûr à la gabelle). Si l'on ajoute des problèmes démographiques, la réactivation de vieux droits seigneuriaux, l'augmentation des loyers de la terre, le développement d'un prolétariat urbain miséreux, comprend-on aisément que la situation devenait explosive. Août 1789, (l'abolition des droits féodaux), août 92 et juillet 93 (les tenanciers deviennent propriétaires de leurs terrains), la nationalisation des biens de l'église, la confiscation des biens des immigrés, la vénalité des offices, l'inflation galopante des assignats : autant d'éléments qui auront permis une redistribution significative des terres. Mais à tout prendre, même si la noblesse a pu être frappée durement dans sa chair, certes beaucoup moins sans doute qu'on a pu se complaire à le laisser croire [343], la période révolutionnaire de 1789 à 1799, aussi réformatrice quelle fût à bien des égards, a vu sans doute ses effets de compression des inégalités amoindris ou estompés avec les périodes de l'Empire et de la Restauration. Il n'y a certes pas de comparaison valable possible, sur ce point, entre cette Révolution et les carnages des révolutions du XXe siècle qui doivent se compter en millions de morts.
Et, faut-il rappeler encore, si besoin était, qu'il ne suffit pas de se révolter, de massacrer à l'envi et de compter les morts, pour que cela réduise les inégalités économiques de façon significative. Si, par exemple, pour ce qui est de la redistribution des richesses, le bilan à long terme de l'insurrection des Taiping, de 1850 à 1864, et qui fit tout de même 20 millions de morts [343-347], est des plus mitigés, c'est tout simplement qu'il n'y eut pas de véritable mise en oeuvre politique d'une idéologie égalitaire, par-delà quelques velléités proclamées, et qu'en tout état de cause le niveau d'industrialisation suffisant ainsi qu'une structure étatique dotée des outils d'évaluation et des leviers d'action nécessaires à une réforme fiscale cohérente et efficiente ne faisaient trop évidemment défaut [346, 364-365].
Regardons plutôt le bilan de la révolution bolchévique [308-321]. Depuis le "décret sur la terre" du 8 novembre 1917 jusqu'à la chute de l'Union soviétique, avec les différentes "mesures" contre les koulaks de 1930 (exécution, déportation, emprisonnement), contre les "spécialistes bourgeois" dans les villes aussi, c'est bien en millions de morts que l'on doit compter ce processus de nivellement qui ne signifie certes pas nécessairement un progrès de la prospérité générale, tant les classes moyennes ont pu aussi en faire les frais. Et tout aussi bien, est-il à noter qu'en dépit de ces politiques volontaristes, suffit-il parfois d'une seule directive (en faveur des travailleurs "stakhanovistes" par exemple) pour voir combien la différenciation économique et sociale, ne serait-ce que des salaires, peut repartir à la hausse. Quant à l'écroulement du régime aura-t-il montré encore davantage les limites dans le temps de l'efficace du projet révolutionnaire. Le coefficient de Gini, pour ce qui est des revenus primaires, qui était entre 0,26 et 0,27 dans les années 1980, se rapproche de 0,51 en 1995. Et les chiffres de l'augmentation du capital privé seront encore plus édifiants, les 10 % les plus riches, contrôlant aujourd'hui 85% du capital national. Le retour des inégalités, dans ce qui fut l'U.R.S.S., est bien une évidence, avec conjointement une remarquable explosion de la pauvreté.
La révolution maoïste [321-328], quant à elle, est aussi un exemple des plus instructifs, quand bien même les inégalités de départ dans les campagnes, pour ce qui est de de la pression foncière, y étaient tout de même moins marquées que la doctrine de "lutte des classes" devait le laisser entendre. Selon les chiffres avancés par l'auteur, les 10% ou 15% les plus riches ne possédaient, antérieurement, "au pire" que le tiers ou la moitié des terres ; ce qui ne tranche guère avec ce que l'on peut observer en général à l'époque. Cela étant, dès 1930, le projet de nivellement radical, était-il, dans la "base du Jiangxi", avec le lancement d'un mouvement d'expropriation, des plus clairs. Et il le sera encore davantage dans la province du Shaanxi où la Longue Marche amène les révolutionnaires. Mais c'est bien, à tout prendre, avec la disparition de la menace japonaise, en 1945, que le projet a pu donner toute sa mesure, et avec, au premier chef, la "loi agraire" d'octobre 1947 qui supprimait ni plus ni moins les droits de propriété terrienne ainsi que les dettes dans les campagnes. Saisies, expropriations, confiscations, amendes, persécutions diverses, violences se déroulant au sein même des villages : se déployait ainsi la scénographie des "meetings d'amertume" dont les propriétaires étaient les acteurs bien involontaires, avant de finir massacrés dans des conditions que l'on n'ose imaginer. Il "fallait" que les 10%, de la population rurale, composée de "riches", selon la doxa, les slogans ou les fantasmes du Parti, périssent. Ce qui devait se solder par un total évalué, non seulement à 10 millions de propriétaires expropriées à la fin de 1951 mais surtout à près de 500 000 à 1 million de morts entre 1947 et 1952, pour les estimations basses.
Après la réforme des campagnes, celle des villes, qui démarre en janvier 1952 fit un million de morts. Laissons ici le chiffre de ceux qui furent envoyés dans les camps. Et tout cela pour pouvoir dire que la part des familles rurales en coopératives serait passé de 14 à 90% en quelque temps. Si l'on y ajoute le trop fameux "Grand Bond en avant" (1949-1961), responsable d'une famine qui emporta de 20 à 40 millions de personnes, et surtout de 6 à 10 millions de chinois assassinés ou "poussés au suicide", ainsi que les 20 millions de morts dans les camps de concentration (laogai), on peut prendre la mesure de l'absence de commune mesure de cette révolution avec les révoltes ou révolutions des siècles passés qui auraient prétendu mettre en oeuvre des politiques égalisatrices. Le bilan, pour ce qui est du coefficient de Gini était de 0,31 à la mort de Mao et de 0,23 en 1984 : une réduction certes sans doute significative des inégalités. Soit ! Mais aujourd'hui ? Le coefficient de Gini relatif aux revenus primaires est passé tout simplement de 0,25 à 0,51, celui des patrimoines familiaux de 0,45 à 0,73, de 1990 à 2012. Où l'on voit donc bien d'une part que la réduction des inégalités n'est certes pas nécessairement durable, quelle que soit la violence extrême ayant permis et ayant été nécessaire pour l'obtenir, et d'autre part que la croissance économique, dans une situation de modernisation industrielle à marche forcée, ne finit pas toujours nécessairement, loin de là, par réduire celles-ci.
Par le terme d'effondrement de l'état [369-412], peut-on entendre tout d'abord ce que l'on appelle la faillite de l'état (failed state), le fait donc que celui-ci ne puisse plus garantir à ses ressortissants un certain nombre de biens publics, à savoir au premier chef, la protection des biens et des personnes, à défaut de certaines prestations sociales plus ambitieuses ou de libertés entendues en leur sens le plus diversifié. On parlerait aujourd'hui de biens premiers à la suite de John Rawls ou de capabilités à celle d'Amartya Sen ou Martha Nussbaum. Mais par le même terme, peut-on désigner aussi bien l'effondrement général d'un système et non pas seulement la mise à mal des institutions en place, impliquant alors un appauvrissement structurel de la réalité socio-politique, voire démographique d'un pays.
Reste alors bien sûr à savoir si ce nivellement, cette compression violente des "disparités matérielles" qui résulte de l'effondrement de l'état induit avant tout, seulement, et au premier chef un déclin de la position ou des avantages des élites, la mise à mal sans recours de leurs patrimoines constitués par la propriété foncière, le commerce, la finance, et des possibilités diverses de prédation, ou aussi bien une amélioration corrélative des conditions de vie des plus pauvres, ce deuxième point étant pour l'auteur, beaucoup plus difficile à établir que le premier [372-373, 382]. Toujours est-il que les similitudes entre le destin de la dynastie Tang au Xe siècle en Chine, celui de l'Empire romain au VIe en Europe ou de la civilisation palatale mycénienne au XIe siècle av. J.-C. voire de la civilisation Maya classique dans la péninsule du Yutacan au IXe siècle, sans parler d'autres exemples comme celui de la civilisation d'Harappa, en son temps, dans la vallée de l'Indus ou bien sûr de l'égypte ancienne ne laissent pas d'être frappantes [373-406]. Effondrement des appareils judiciaires et militaires, des structures culturelles ou des institutions religieuses sans doute, disparition parfois radicale des élites, contraction démographique, resserrement des échanges commerciaux, parfois même disparition de l'écriture, le bilan peut être plus ou moins accusé ou appuyé pour ce qui est de tel aspect, mais le diagnostic est bien toujours le même. Autant de phénomènes par lesquels la violence de cet effondrement semble très clairement avoir joué un rôle égalisateur décisif, tout autant que les menaces extérieures, les problèmes climatiques ou les épidémies.
La Somalie contemporaine, pour l'auteur, semble bien être un exemple capable d'illustrer sa thèse [406-412]. Si la période qui s'étend de 1991, à savoir la date du renversement du régime de Mohamed Siad Barre (qui perdura de 1969 à 1991) jusqu'en 2006, date de l'intervention éthiopienne en Somalie, est bien celle d'un pays que l'on peut bien caractérisé comme étant "en faillite" au sens le plus radical du terme, force est de constater qu'au regard de la prédation antérieure organisée par les gouvernants et les élites, de leur accaparement des ressources, du désintérêt du pouvoir à l'endroit des investissements dans les services publics, de la stigmatisation des milieux ruraux, le règne des chefs de guerre et des milices qui prit le relais pu se révéler finalement beaucoup moins avide, violent ou cruel, pour ce qui est de la rente soutirée aux populations.
De fait, peut-on même dire que les chiffres, en matière de développement ont pu être meilleurs que ceux obtenus dans d'autres pays de la zone subsaharienne, pour autant, certes, et cela n'est pas négligeable, que l'on excepte la question de la scolarisation et de l'alphabétisation. Quant au coefficients de Gini, il était, en 1997, inférieur (0,4) à celui de ses pays voisins (0,47) : celui de l'Afrique de l'Ouest s'établissant, pour son compte à 0,45. Retenons, en tout état de cause, que si l'effondrement de la structure étatique peut nuire parfois à l'ensemble de la population, pour replonger celle-ci dans le Dark Age, dans d'autres contextes, en revanche ceux d'un état vampire, prédateur ou "kleptocratique", sa quasi-disparition peut être une façon plus ou moins "heureuse" de réduire relativement certaines inégalités. Cela étant, l'exemple de la Somalie devrait être mis en regard d'autres, où l'on voit que des situations de guerre civile, consécutives à la déliquescence ou faillite de l'état, se révèlent avoir un coût humain bien supérieur, sans doute, à la réduction des inégalités qu'elles autorisent, inégalités que pouvaient certes organiser, autoriser, légitimer, du moins protéger l'état, armé pour ce faire de toutes les institutions adéquates, et revendiquant pour son compte, comme de bien entendu, ce si fameux monopole de la "violence légitime".
Bien sûr, le lecteur d'aujourd'hui ne pourra qu'attendre avec une certaine fébrilité les chapitres portant sur les grandes pandémies [415-483]. Ces vedettes redoutables de l'histoire de l'humanité portent des noms malheureusement que trop connus : variole, rougeole, grippe, peste, malaria, fièvre jaune ou typhus. Et chacune d'elles a connu son heure de gloire, et cela dès l'apparition des premières sociétés humaines. Mais, s'il s'agit là de personnages dévastateurs, Scheidel ne le nie certes pas, veut-il aussi montrer combien les bacilles et autres virus ont pu et su combattre certaines inégalités entre les hommes, et cela de façon bien plus efficace que n'importe quel projet révolutionnaire [357].
Pour l'heure, parcourons un peu le "Who's Who" et le théâtre des exploits de ces invisibles créatures et autres agents infectieux.
Pourrait-on ainsi évoquer comme exemple l'efficacité dévastatrice de la variole, de la rougeole et de la grippe, accompagnant les Européens débarquant aux Amériques, l'île d'Ispaniola (Haiti), passant pour son compte d'une population de 60 000 habitants en 1508 à moins de 2000 en 1542 [446-447]. Aussi incertaines que soient les données, le Mexique, à peu près à la même époque, qui subit une contraction démographique de 20 à 90 % (sans doute au-delà de 50%) en est un autre, et tout aussi significatif.
Pourrait-on aussi se souvenir ainsi, en remontant le temps, de la peste de Justinien qui sévit entre environ 541 et 750 en Europe et dans le Moyen-Orient (sans doute due à la bactérie Yersinia pestis), et qui dès la première vague emporta pour exemple, la moitié de la population de Constantinople, et au total, le quart ou le tiers de la population d'Afrique du Nord et de l'Eurasie occidentale. L'aspect instructif de la chose est que les puissants du moment, en l'occurrence l'évêque Jean d'Ephése, ou Justinien lui-même [454-456] n'eurent de cesse de s'indigner et de s'emporter contre ceux qui "profitant" de la réduction de main d'oeuvre, dénonçant leur "appât du gain", pouvaient désormais négocier des augmentations de salaires en position de force. Et cela en dépit des efforts récurrents, et souvent assez vains, des puissants du moment pour interdire et bloquer celles-ci, ainsi que ce fut aussi le cas dans l'Angleterre du XIVe siècle [424-426]. Toujours est-il qu'en Egypte, des données papyrologiques permettent d'affirmer qu'entre la fin du VIe et le VIIe siècle, les ouvriers, dans le domaine de l'irrigation, auraient pu ainsi effectivement voir tripler leur salaire. Las ! La suite des événements nous révèle aussi que ces progrès sociaux, hausses des salaires, réductions des inégalités de revenus et de patrimoines, peut-on le déplorer, se révèlent relativement éphémères et s'estompent avec la reprise démographique. Et cela en dépit des énormes pertes humaines qu'elle occasionne.
On le voit, Scheidel a beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, manipuler avec dextérité graphiques, données statistiques soigneusement pondérées et recoupées, en revenons-nous inexorablement toujours au même constat. Ce fabuleux processus de civilisation qui voudrait pouvoir signifier conjointement le progrès de la paix, de la prospérité, de la démocratie, de l'empathie, tous ces éléments avançant peu ou prou de concert, ou tout au moins sans contradiction aucune, cette histoire très moderniste, qui se veut dans la droite file de l'idéologie optimiste des Lumières, et dont l'oeuvre de Steven Pinker, s'inspirant de celle de Norbert élias, est aujourd'hui, avec le succès que l'on sait, la version libérale grand public, toute cette historiographie édifiante ou lénifiante ou ce fabuleux récit qui est le nôtre encore, c'est selon, soudain, eh bien n'est plus aussi évident que cela. Et l'auteur ne songe guère à se cacher de ce contre-pied [XI]. Oui, le paradoxe est bien là : si à tout prendre, le progrès de la civilisation veut dire ou impliquer la réduction des inégalités entre les hommes, force est de prendre acte que cette même réduction est bien davantage le fait de la violence extrême que la civilisation prétend dépasser que de son propre chef. Dit autrement ou par un autre côté, et de manière plus brutale, le processus de civilisation est-il bien plutôt d'abord, en sa normalité, comme le pose l'historien Guido Alfani, une dynamique affirmée et plus ou moins coefficientée des inégalités économiques.
Et le plus regrettable, c'est qu'il semble bien tout autant établi, que les vecteurs qui sembleraient devoir œuvrer à l'encontre de cette normalité, le progrès économique, parfois, en lui-même, les réformes agraires [24-25], les idées égalitaires ou les institutions démocratiques, ne soient en fait dotés que d'une efficace assez relative de "désinégalisation". Et dans l'exacte mesure où peuvent-ils s'inscrire, dans l'horizon net de la menace de la plus terrible violence [488-]. La leçon est sévère. N'en déplaise donc à beaucoup, la démocratie, (mais il est vrai que le terme peut désigner tant de choses différentes, comme on ne le sait que trop, aujourd'hui comme hier), n'implique pas tout bonnement nécessairement et durablement la réduction des inégalités matérielles, quelle que soit la politique économique en termes d'imposition ou de redistribution mise en oeuvre ou qui pourrait être proposée et impulsée ici ou là [24, 246, 611-629].
La question qui clôt l'introduction [44] trouve donc sa réponse, mesurée mais ferme, à la fin de l'ouvrage. Examine-t-on, donc, face à la flambée des gains dans les métiers de la finance, ou comme l'analyse Thomas Piketty [595], l'accroissement des revenus du capital, ne peut-on alors que douter fortement de l'efficience supposée des politiques menées en la matière. Qu'il s'agisse de politique fiscale, de taux marginal d'imposition, d'imposition sur les successions, de politique de l'éducation, etc., non, décidément, rien ne semble devoir faire obstacle à une envolée des inégalités pour le centile supérieur, et encore davantage pour le dix millime supérieur. C'est une évidence, et les chiffres peuvent donner le frisson : la concentration patrimoniale, l'accroissement des inégalités de revenus, apparaît bien comme une donnée ou une dynamique structurelle des sociétés modernes qui ne sont pas confrontées à la violence extrême effective, ou à sa menace [573-599].
Il fallait enfoncer le clou. Si la violence ne suffit pas à entraver de façon durable la marche en avant des inégalités, et surtout des inégalités les plus criantes mettant en exergue les plus hauts revenus, ne sont-ce donc pas malheureusement, des processus plus pacifiques "civilisés", hier, aujourd'hui qui se révèlent plus efficaces. Et à suivre l'auteur qui accepte de sortir de l'Histoire pour développer des scénarios contrefactuels à même de nous aider à penser le futur, demain, sans doute pas davantage. Non, décidément, là encore pour Scheidel, ce ne sont pas les progrès technologiques, ceux de l'informatisation, voire celui des nanotechnologies permettant l'apparition, par l'ingénierie génétique d'un "homme augmenté", ou les progrès de l'éducation, qui devraient nous donner davantage des raisons d'espérer en ce sens des lendemains plus égalitaires [531-551; 606-611].
D'un point de vue plus critique, si besoin en était, Sheidel n'hésite-t-il donc pas à en découdre avec la théorie qui voudrait que les inégalités aient tendance à se résorber ou à diminuer avec le développement économique, une fois un certain seuil de développement franchi. C'est là, on le sait, la pierre angulaire de l'oeuvre du prix Nobel Simon Kuznets [520-531], marquante en son temps, laissant entendre, effectivement, qu'une fois la majorité de la population d'un pays sortie du secteur rural, les inégalités de revenus, auraient tendance à se résorber, s'exprimant sur un graphique par une "longue courbe en cloche". Pour l'heure, de fait, et pour notre auteur, les coefficients de Gini ou la mesure des parts des plus hauts revenus ne permettent en rien de valider une telle appréciation. Et il suffirait de regarder les chiffres de pays ayant depuis longtemps atteints le point d'inflexion de leur industrialisation (fixé à 2000 dollars de PIB par habitant), indiquant le niveau économique et la part relative du secteur agricole, pour s'en convaincre. La réduction des inégalités constatée en Grande Bretagne, en France, en Allemagne, et plus encore aux états-Unis est bien pour Scheidel, un phénomène consécutif aux guerres mondiales et non pas à corréler avec ce fameux point d'inflexion qui permettrait de valider la courbe en cloche de Kuznets.
La guerre de masse semble bien être chose du passé, elle qui sut impulser les politiques sociales les plus actives à même de compresser les inégalités. Il en est de même des révolutions, le camp adverse sachant qui plus est, afin d'éviter la contagion idéologique, adopter les mesures qui ne rendait pas l'autre à tout prendre plus enviable pour les couches les moins bien loties. L'effondrement des états, voire fût-ce leur seul discrédit, comme phénomène général, n'est, n'en déplaise à d'aucuns, guère sérieusement à l'ordre du jour. Quant à la pandémie d'aujourd'hui, liée à la Covid-19, tout ce que l'on peut en dire c'est bien que d'une part nous donne-t-elle le spectacle du grand retour de l'état protecteur ou Providence, doctrine s'invitant dans les politiques qui se seraient peut-être voulues les plus libérales et les plus dérégulatrices possible, et que d'autre part, pour son intensité, celle-ci loin d'être suffisamment radicale et exterminatrice, pour faire autre chose, en l'espèce, qu'accroitre pour l'heure les inégalités économiques et sociales, et de façon inouïe pour ce qui est des bénéfices de certaines entreprises. Si on crut un court instant, à en croire des paroles officielles, que plus jamais les choses ne seraient comme avant, beaucoup ont compris rapidement, que ce demain, attendu ou espéré, risquait simplement de n'être que trop semblable à hier, si ce n'est un creusement supplémentaire des inégalités. Les "premiers de corvées" en savent quelque chose. Toujours est-il donc qu'avec la mise à la retraite de l'histoire de ces Cavaliers, que personne ne semble regretter, ce sont bien les forces les plus effectives de réduction des inégalités qui disparaissent avec eux.
Ce constat ne laisse pas alors de nous faire revenir sur un problème de fond et qui n'est ni plus ni moins, à première approche, qu'un problème de valeurs. Pourquoi, oui, pourquoi faudrait-il au-delà du minimum nécessaire à une vie décente, lutter contre ce qui semble bien être un tropisme ou une réalité sociétale universelle qui tend à toujours creuser ou faire perdurer des inégalités de revenus et patrimoniales, quand bien même cette tendance à l'inégalité ne serait pas la condition nécessaire d'un progrès général ?
Simple symptôme de l'envie des peuples démocratiques comme d'aucuns le prétendent, conscience d'une inégalité économique qui signifierait toujours peu ou prou une inégalité devant la loi, volonté de lutter contre les inégalités des chances de fait quant à l'accès à des opportunités ? Pourquoi, à tout prendre, ne pas se contenter des programmes de lutte contre la pauvreté instillés par des organisations internationales, par exemple, ou de la création de chaires prestigieuses ici ou là consacrées très précisément à celle-ci et non pas à la réduction des inégalités, comme on a pu le noter à propos du Collège de France ? Or, c'est là, au demeurant, une question qui nous renvoie pour une part, ni plus ni moins, qu'au commencement de l'ouvrage, lorsque l'auteur explicitait les de son livre, en se faisant fort de souligner combien les inégalités impactent en fait chacun de nous quant au respect que nous pouvons nous porter à nous-mêmes, mais aussi bien l'ensemble du corps social en menaçant sans doute sa cohésion, et en notant qui plus est, que la "polarisation" inégalitaire pourrait bien fragiliser la croissance des économies développées elle-même [39-40].
En refermant cette Histoire des Inégalités, ne pouvons-nous que très difficilement nous défendre de la question, qui n'est pas uniquement, scolaire ou philosophique, de savoir si, décidément, les sociétés, les peuples et aussi bien les élites, sont-ils aujourd'hui assez résilients ou matures pour faire mentir ceux qui restent convaincus que la violence est la seule véritable accoucheuse crédible de l'histoire, dès lors qu'il s'agisse d'un progrès humain qui soit autre chose que celui d'une fallacieuse, dangereuse et très inéquitable prospérité.
Un ouvrage éclairant et pertinent est une denrée plus rare qu'on ne le croit ou qu'on peut se plaire à le dire ici ou là pour des raisons diverses. Sachons donc gré à W. Scheidel de cet essai qui a l'art de rendre accessibles des analyses parfois complexes, et qui brasse avec brio une matière parfois des plus denses, pour ne la faire que mieux servir à la démonstration d'une thèse aussi passionnante que, est-il vrai, quelque peu déceptive ou inquiétante sur le fond.