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GRAAT On-Line - Book Reviews
Richard Popkin - Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l'aube du XIXe siècle (préface de Frédéric Brahami, traduit de l'anglais par Benoit Gaultier), (Marseille : Éditions Agone, 2019). 35 euros, 912 pages, ISBN : 978-2-7489-0413-0 - Bruno Hueber, Université de Tours.
L'appellation de scepticisme peut désigner aussi bien une expérience de déception, épistémologique ou morale, qu'une méthodologie constructive, une hygiène intellectuelle critique et libératrice, voire une éthique, celle de l'épochê, devant conduire à la paix de l'âme (l'ataraxie), ou enfin, qu'une stratégie conservatrice, célébrant le statu quo en toute matière, une fois dénoncées les prétentions des nouveaux savoirs, les illusions du "dogmatisme" ou les affres des fanatismes. De l'exercice même de la raison, dès lors qu'elle "réfléchit" et s'interroge, jusqu'à une posture narcissique qui trouve là le point crucial d'où l'on peut tout critiquer, en croyant attester ainsi de sa lucidité souveraine et de son courage, la palette des causes, des objets et des finalités du scepticisme est suffisamment large pour ressembler étrangement au nuancier des formes mêmes de la conscience s'éveillant à l'exercice de la réflexivité.
En la matière le parcours historique que nous offre ce grand spécialiste américain que fut Richard Popkin (1923-2005) ne laisse pas de dégager, nous en rendons-nous vite compte, une certaine dialectique dont notre modernité pourrait apparaître peu ou prou comme l'héritière ou la conclusion provisoire. Si le premier "moment" est celui de la mise en doute des évidences les mieux établies, et qui en sont bien souvent par là même invisibles, de la discussion des certitudes les plus apparemment indiscutables parce qu'établies par les autorités les plus incontestables, le second, en réaction, explore les différentes stratégies possibles de réplique à un doute trop corrosif pour être véritablement, moralement, intellectuellement et psychologiquement, recevable. Mais force est de constater, toujours à vouloir suivre le sens du propos de l'auteur, que nous n'avons là qu'une façon ou une tentative assez vaine d'échapper à la machine de guerre sceptique, une fois celle-ci laissée à son hybris ou à la force irrépressible de son argumentation. Enfin donc, nous voilà rendus à une position où, devenus raisonnables ou résignés, prenant acte d'un échec inévitable pour ce qui est de la conquête de l'absolu, apprenons-nous alors à vivre et à penser dans le cadre de "certitudes limitées". L'histoire nous montrerait ainsi qu'un scepticisme radical et total sincère est aussi peu tenable qu'un dogmatisme absolu, et que c'est bien dans la perspective d'un doute accepté, cultivé et pondéré, que résiderait tant l'ADN de la démarche scientifique d'aujourd'hui que l'esprit de tolérance raisonnable de notre morale ordinaire.
Cela étant, avant même d'évoquer quelques épisodes saillants de ce déroulé qui s'étend ainsi de la Renaissance aux Lumières, de Savonarole à Kant, n'est-il pas impossible de repérer un certain nombre de "thèmes" qui scandent et structurent ce copieux ouvrage.
Le premier est donc, de toute évidence, que le scepticisme, d'une certaine façon, ayant vaincu et définitivement vaincu, devrait être l'horizon de toute historiographie qui se veut un tant soit peu productive. Nous aurions là la clef de la dynamique des idées et de la pensée, aussi contextualisées qu'elles puissent être par ailleurs. De fait, devient-il alors impossible, dès lors que l'exigence d'un critère absolu pour une vérité absolue se pose, d'éviter de se laisser aspirer ou engluer dans le vortex ou le bourbier d'une régression à l'infini, en lieu et place d'une véritable indubitabilité fondatrice et principielle. Oui, Sextus Empiricus (fin du IIe et début du IIIe s.) semble bien avoir eu le dernier mot. À charge, devant un tel état de fait, de prendre la mesure exacte de toutes ses conséquences, tant en morale qu'en politique, en passant comme de bien entendu par la religion ou l'ontologie.
Le second point que dégage Popkin est que ceux-là mêmes qui voulurent, avec une conviction farouche, répondre aux progrès du scepticisme, établir des garde-fous contre celui-ci, reconquérir un espace de certitude absolue, ne manquèrent pas d'être à leur tour, et à leur grand dam, qualifiés de sceptiques, pour ne pas dire parfois suspectés d'être athées. Ce fut bien là, en effet, le sens de certaines critiques formulées à l'encontre, pour exemples, d'un Descartes (1596-1650) [362-367, 390-391], d'un Malebranche (1638-1715), ou de Berkeley (1685-1753)[666, 669]. Crurent-ils établir du certain ? Ils ne firent que donner une nouvelle matière à leur adversaire par la faiblesse de leur argumentaire.
Enfin, dès lors qu'il se trouve devant des figures éminentes, soit de sceptiques avérés, soit de "dogmatiques", Popkin ne recule aucunement devant l'audace qui consiste, sauf exception (ainsi pour Miguel de Molinos) [421] à prendre position quant à "leur pensée de derrière" ou à la sincérité des uns et des autres. Ainsi de Montaigne [118, 140, 144], de Gabriel Naudé [228], des libertins érudits en général [212], de Pierre Gassendi en particulier [227] et bien sûr aussi de Pierre Bayle [581-583, 589, 662]. On le voit : c'est là une ambition, qui pour devoir s'aboucher à une belle confiance en soi, à une érudition établie et à une capacité certaine de soupeser les motivations d'individus ayant vécu il y a des siècles, voilà une audace, disons-nous, qui ne peut qu'éveiller la plus sincère et profonde admiration.
Ainsi donc, une fois rappelée la différence entre le scepticisme "dogmatique" (on affirme positivement ne pouvoir être sûr de rien) de l'Académie platonicienne au IIIe et IIe siècles avant Jésus-Christ avec Arcesilas et Carnéade d'une part, et celui, d'autre part, de Pyrrhon d'Élis (v. 360-275 av. J.-C.), de son disciple Timon (v. 315-225 av. J.-C.) et d'Énésidème (vers 100-43 av. J.-C.) [13-17], insistant seulement sur l'incapacité à décider, et dont les textes de Ciceron (106-53), Diogène Laerce (IIIe siècle apr. J.-C.), mais surtout Sextus Empiricus, nous ont conservé la teneur et les logiques argumentatives, après avoir évoqué le destin de ces écrits, leurs traductions et leur connaissance dès la Renaissance [61,167] sommes-nous à même de suivre plus précisément leur devenir, leur efficience et leur résonance, leur "effets", dans le devenir de la pensée européenne.
De fait, une première séquence voit la renaissance du scepticisme grec au XVIe siècle [59-116] s'exprimer curieusement par la voie de l'Église catholique, et plus particulièrement par ce que l'auteur veut entendre par le terme de "fidéisme" [XVI, 21-25]. À savoir, qu'une fois affirmée ou démontrée l'impuissance de la raison ou de l'intériorité à assurer une quelconque certitude quant à ce qui a trait aux choses divines, voire aux choses de ce monde, ne reste-t-il comme seule source de vérité absolue que la Révélation, La Bible en fait, mais dont précisément l'Église catholique serait l'indiscutable gardienne et irrécusable interprète. Le fidéisme s'oppose-t-il ainsi au "dogmatisme" croyant, pour son compte, à une possible autonomie de la raison quant à sa capacité à assurer ce fondement de certitude absolue. Et combien est-il remarquable que ce fut en ce temps de grandes et terribles querelles religieuses, que d'ardents protagonistes de la Contre-Réforme, avec les jésuites au premier rang, s'armèrent des arguments de Sextus Empiricus pour en finir avec la prétention d'un Luther (1483-1546), d'un Ulrich Zwingli (1484-1531), d'un Calvin (1509-1564) [168-169], voire d'un Jérôme Savonarole (1452-1598) : autant de personnalités qui se revendiquent détentrices d'une intériorité éclairée ou illuminée à même de contester l'autorité de l'Église. Car, pour cette Contre-réforme, ne pas obvier à une telle prétention, ce serait là, ni plus ni moins, accepter que ne s'installe "l'anarchie religieuse" [37] et laisser alors pleinement libre cours à toutes les hérésies imaginables. Cela étant, se devine déjà la complexité du problème. Apprend-on ainsi que Savonarole lui-même, en rupture avec l'Église établie [35, 69] s'intéressait de très près aux écrits de Sextus, et que le fameux couvent San Marco de Florence détenait pas moins de cinq copies manuscrites des écrits de cet auteur. Et Popkin de conclure : "Le fait profondément surprenant que Savonarole ait voulu que Sextus soit traduit constitue le pont de départ de l'histoire (ou tout du moins d'une histoire) du scepticisme moderne" [69].
Dans cette histoire, voit-on aussi le si célèbre Érasme de Rotterdam (1466?- 1536) jouer du scepticisme, pour ne pas dire d'un anti-intellectualisme patenté, pour préserver l'autorité catholique des prétentions des protestants. La raison étant de toute évidence incapable d'établir une quelconque certitude, faut-il, selon lui, se replier sur l'autorité établie et légitimée par son ancienneté de fait. À quoi, un Luther furieux de répliquer illico qu'une telle soumission intellectuelle ne peut qu'être incompatible avec une véritable foi [39-43]. Se dessine alors véritablement le point névralgique de la querelle : l'individu peut-il prétendre, en son for intérieur, trouver des certitudes ultimes ? Est-ce là le lieu souverain de l'indubitabilité, l'espace où se dit à lui l'incontestable et l'indémontrable [53], une vérité intérieure en dialogue avec une présence transcendante, plus autorisée forcément qu'aucune autorité objective, fût-elle établie et sanctifiée par les siècles ? Ce qui est encore plus évident, c'est qu'à vouloir jouer du scepticisme contre les autres, débute avec la Renaissance et la Réforme, une crise qui affectera toutes les parties en présence, en réactualisant ce que l'on peut désigner ni plus ni moins, que comme le problème très général du critère de vérité ou de la "règle de foi". Véritable boîte de Pandore, qu'ouvre effectivement Luther en 1519 [55] dans sa bataille contre Érasme et l'autorité de l'Église. Et force est de constater que la postérité ne sera, à tout prendre, que l'énoncé des multiples stratégies pour refouler ou pallier les effets délétères de cette montée en puissance de l'esprit critique : on ne dit pas encore l'esprit de soupçon. Soit ! Mais pour l'heure, de part et d'autre, le dogmatisme est bien là, quelle que soit la part de doute ou de scepticisme dont on peut faire montre, non pas tant par tolérance au demeurant, que par tactique de circonstance contre l'adversaire. Si les autorités catholiques envoient Savonarole au bûcher, les calvinistes y condamne aussi sans coup férir Michel Servet (1511-1553) en dépit, pour ce dernier de la défense de Sébastien de Castellion de Bâle (1515-1563), cet auteur d'un si remarquable De arte Dubitandi [46-54].
Il est bien difficile, certes, de parler du scepticisme du XVIe siècle sans penser à Montaigne (1533-1592), dont l'auteur fait effectivement, pour son Apologie de Raymond Sebond, sans négliger d'autres figures, comme celle de Francisco Sanchez (1551/2-1623), et avec la crise religieuse ou la disponibilité des manuscrits de Sextus Empiricus, l'une des raisons majeures du renouveau du scepticisme à la Renaissance [79, 117-160]. Un scepticisme intellectuel remarquable dans le domaine culturel, gage d'ouverture aux différences, à l'altérité en somme, mais qui, en cela, tel celui d'Érasme, - l'ironie en moins - s'allie à une prudence morale certaine, l'amenant à se satisfaire d'une religion et d'une foi qu'il sait ainsi devoir dépendre parfaitement des circonstances ou des hasards de la naissance. Prudence bien compréhensible, tant le siècle ne l'atteste que trop, tout dogmatisme en la matière peut-il rapidement déraper vers ce dont il est le témoin plus ou moins engagé : des querelles farouches haineuses se terminant en boucheries et massacres lamentables. À défaut de fidéisme, scepticisme, pacifisme et conservatisme religieux vont de pair [132].
Un autre épisode cette fois aussi curieux, savoureux, que significatif, est celui qui voit s'affronter au sujet du propre disciple de Montaigne, Pierre Charron (1541-1603), le jésuite F. Garasse (1585-1631) et le janséniste Saint-Cyran (1581-1643), les deux dédicaçant au demeurant leurs ouvrages respectifs au même Richelieu [145-156]. Aux anathèmes et invectives du jésuite, dénonçant l'athéisme supposé de Charron, réplique de façon aussi cinglante que brillante la grande figure du jansénisme et qui n'aura de cesse d'obtenir la condamnation des écrits du premier en ayant su monter combien le scepticisme de Charron peut concorder, à tout prendre, avec les écrits de Saint Augustin [234-240]. Le lecteur théologien appréciera. Là, augustinisme, pyrrhonisme, fidéisme, se retrouvent associés contre un rationalisme trop optimiste ou orgueilleuse ainsi qu'un sujet trop empressé à revendiquer son autonomie intellectuelle et morale. Cela étant, rassurons d'aucuns : les jésuites, en la personne de François Véron (1575-1649)[170-182] trouveront aussi leur héros, sachant si redoutablement retourner les arguments de Sextus contre ses adversaires, mais usant avec tout autant de prudence de cette rhétorique, limitant son scepticisme à l'usage des sens et de la raison en épargnant soigneusement les questions religieuses. Une démarche qui fut bien aussi celle du cardinal du Perron "peut-être le plus grand homme de la Contre-Réforme française" [184], ami, et protecteur aussi bien de Charron que de la très célèbre Marie de Gournay (1565-1645).
Et puis vint Descartes. Jamais n'aura-t-on poussé sans doute aussi loin le doute, avec détermination, pour ne pas dire de façon obsessionnelle, en ne voyant dans cette entreprise que la stratégie nécessaire de la reconquête, risquée certes, de la certitude absolue. Risquée, car à l'en croire Popkin, nous avons bien là affaire à un échec inévitable et patent avec lequel toute la postérité devra composer. Jamais n'aura-t-on su ou cru retrouver au fond de ce doute de quoi reconstruire un édifice de connaissances aussi indubitable ou péremptoire que celles que la Révélation prétend détenir dans le domaine de la foi. Ainsi Popkin évoque-t-il cette soirée, en 1628, chez le nonce du pape, lors de laquelle la conférence d'un certain chimiste Chandoux qui prétend dénoncer la philosophie de l'École (entendons par là la philosophie d'Aristote) laisse notre philosophe insatisfait [329-342]. Le Cardinal de Bérulle, étonné de ses objections l'incite alors à écrire quelque chose sur le sujet. Sur ce, notre gentilhomme des "Jardins de la France" s'expatrie en Hollande, hanté par la menace sceptique et insatisfait d'une réponse qui lui apparaît comme un bricolage incapable de résister à son hypothèse du malin Génie. C'est qu'à cette heure, il ne s'agit plus seulement de douter de nos connaissances ponctuelles, mais du fonctionnement même de nos facultés. Ce qui signifie clairement qu'il n'est plus temps de nous satisfaire de la distinction entre le fonctionnement "sain" et le fonctionnement pathologique ou ponctuellement perturbé de ces mêmes facultés. Entreprise redoutable s'il en est, et comprend-on par là qu'il ne conseille guère une telle radicalité aux esprits chancelants ou trop peu confiants et capables. La suite est bien connue et est même parfois censée faire les délices de tout élève de philosophie de classe de terminale, du moins là où on s'attache encore à enseigner sérieusement une telle discipline, et à ses risques et périls.
Cette pépite de certitude qui résiste au scepticisme le plus inouï, celui d'un Dieu trompeur, cette lumière première, ce levier d'Archimède, avec lequel il espèce pouvoir rebâtir l'édifice de la science moderne, en rupture non seulement avec le scepticisme pyrrhonien, mais tout autant avec les péripatéticiens, c'est bien sûr le cogito. Vérité première, et non pas le résultat d'une déduction comme le laissait entendre son ami Jean de Silhon (1600-1667), vérité qui surtout transcende sa propre hypothèse méta-pyrrhonienne d'un Malin Génie qui pourrait infiltrer de façon virale le fonctionnement même de notre faculté la plus rigoureuse, la Raison. Le cogito, voilà une certitude bien plus fondamentale et inexpugnable que ces vérités mathématiques qui en 1628 avaient pu lui apparaître comme la solution suffisante en la matière.
Bien, pourrait-on dire ! Et maintenant ? Car à tout prendre, de ce cogito, pour aussi indubitable qu'il soit, que pouvons-nous espérer en extraire ? C'est que Descartes, en bon scientifique, est tout sauf uniquement intéressé par les seules certitudes subjectives que d'aucuns voudraient rapprocher de certains passages de Saint Augustin. Bien davantage, regarderait-il avec quelque effarement ce qu'est devenu le sujet dans les temps de la modernité philosophique triomphante, "déconstruit" ou pas, adoubant plus ou moins délibérément un relativisme définitif ou le scepticisme dont il avait prétendu, lui, avec tant de détermination, au terme de l'analyse métaphysique de cette intuition première, nous extirper une bonne fois pour toutes.
De fait tout le pari cartésien est bien là. Inverser les démarches ordinaires, partir du socle de la subjectivité, pour retrouver, en examinant avec attention la nature, l'origine et la force des idées, la pleine connaissance du monde : voilà l'originalité aventureuse de l'entreprise cartésienne qui l'amènera, chemin faisant, à la certitude d'un Dieu qui pour incompréhensible qu'il soit, n'en sera pas moins la garantie ultime du succès de son Odyssée méditative.
Las ! Et si Descartes en fait avait trop promis ? Et si Descartes, par sa méthode, et si ce "cavalier français qui partit d'une si bon pas" comme le désignait Péguy avait su trop bien détruire toute possibilité de connaissance traditionnelle, sans pour autant que ce fil d'Ariane qui le mène du Cogito au monde réel ne soit autre chose qu'une horrible illusion, et le critère du clair et du distinct une tromperie prétentieuse manifeste ? Et si donc, Descartes était le pire des dogmatiques, en sa prétention de savoir absolu, et dans le même temps le pire des fomenteurs de scepticisme pour ce qui est du bilan effectif de sa démarche ?
Aussi, n'en finirait-on pas de recenser les objections et dénonciations formulées à l'encontre des Méditations métaphysiques dès leur publication en 1641. Et on pensera ici, par-delà des signatures prestigieuses (Arnauld, Hobbes, Gassendi, Mersenne, Pierre-Daniel Huet), à des personnalités certes moins connues sans être négligeables pour autant : Pierre Petit, le Père Bourdin ou les "Messieurs d'Utrecht" (Voétius, ou Martin Schook) [368-372]. C'est que de fait, pour ces derniers peut-on l'affirmer sans détour, n'est-il absolument pas question que la pensée cartésienne puisse triompher dans leurs écoles : à cette heure, la seule présence d'Henry Régius, au sein de leur université, cartésien s'il en est, est déjà un véritable affront. Contre la certitude inébranlable du cogito, contre le critère de vérité du clair et du distinct [622-623] ! Oui, c'est bien à un véritable tir de barrage auquel ont droit les Méditations métaphysiques.
Le bilan historique du cartésianisme, de ce point de vue, semble amer : à vouloir construire la connaissance à partir du critère subjectif du clair et distinct, n'échappe-t-il ni aux critiques sceptiques en général, ni aux critiques catholiques qui frappent les luthériens et autres calvinistes, par trop ivres de cette certitude "intérieure" qui se révèle n'être en fait qu'une opinion plus ou moins arrogante et complaisante, qu'une autonomie de jugement fallacieuse, et qui ne vaut guère mieux que les prétentions illusoires des évidences sensorielles. Et à vouloir faire dépendre la valeur de ce critère par la certitude d'un Dieu non-trompeur, il s'enferme dans un cercle, comme on le remarquera si souvent, d'A. Arnaud à P. Bayle [376, 338-384], croyant avoir établi l'existence de Dieu pour en avoir l'idée claire et distincte, et croyant dans le même temps pouvoir se fier aux idées claires et distinctes pour avoir établi l'existence de Dieu qui en garantit la véracité.
Plus concrètement encore, toutes ces critiques peuvent s'inscrire aussi bien dans la cadre d'une certaine défense de l'aristotélisme et des sens (c'est le cas, peu ou prou, pour ce qui est de Mersenne, Jean Boucher, Charles Sorel et de tant d'autres) [246-259], que dans la perspective de la promotion, a contrario, non pas seulement bien sûr d'un certain fidéisme, mais bien davantage encore, éventuellement, d'un certain quiétisme, des Alumbrados (les Illuminés) ou non. On pourrait songer là à des figures comme celles de Miguel de Molinos (1628-1697), Jean de Labadie (1610-1674), Anna Maria van Schurman (1607-1678) ou Pierre Poiret (1646-1719). La raison, voilà l'ennemie dont il convient d'une façon ou d'une autre de rabattre l'orgueil ou ses velléités d'autonomiser l'individu [408, 416-426].
Il aurait été étrange que la politique échappât à la question sceptique, et l'oeuvre de Thomas Hobbes (1588-1679) en est un redoutable exemple [427-466]. Pourquoi les conflits si ce n'est parce que les hommes ne parviennent pas à se mettre d'accord sur les définitions, les dénominations, sur tout ce qui n'est pas susceptible de démonstration, dans le temps même où chacun veut croire avoir raison en la matière. La prétention de chacun à détenir la vérité ne peut être que source de heurts ou de querelles plus ou moins violentes. Et si les guerres de religion en sont l'exemple flagrant, il en est bien de même dans tous les domaines. Pour le dire plus nettement, les problèmes de connaissance sont toujours des questions de paix civile. Ce sera donc au pouvoir de trancher les différents, dès lors que ces querelles ne sont pas susceptibles de relever de ce qu'a enseigné clairement et de façon indubitable le Sauveur. Or, notons-le, celui-ci n'a pas même, selon Hobbes, préciser très clairement la frontière entre le religieux et le séculier. Voilà donc le pouvoir temporel en position légitime de décider d'une part, où commence le temporel, et d'autre part quelle est la vérité acceptable en tel ou tel domaine dès lors que la discorde peut menacer l'ordre public. Et l'idée selon laquelle l'individu devrait en matière morale écouter avant tout sa conscience, éventuellement, pour refuser d'obéir, est comme de bien entendu un scandale. Pourquoi ma conscience, s'insurge l'auteur du Léviathan, serait-elle plus crédible, en droit, moralement, que ce que décrète le pouvoir, qui certes devra porter la responsabilité de ses commandements ? Et Popkin, dans un passage soudain beaucoup moins érudit qu'engagé, de montrer la filiation entre Hobbes et tous ceux qui dans la modernité, partis d'un scepticisme indépassable sur le fond, finissent par prétendre devoir dire ce qu'est la vérité acceptable, et surtout l'imposer à tous [461-466]. S'il n'est pas sûr que les totalitarismes modernes dussent s'expliquer de cette manière - ce serait plutôt le contraire - la virulence du propos de l'auteur a du moins le mérite de souligner combien l'histoire des idées n'est jamais déconnectée de problèmes aussi actuels que cruciaux.
Pour l'heure, la vague sceptique suivait son cours et creusait son lit, inexorablement. Si d'aucuns avaient pu croire subtile, au nom de l'Église, de jouer du pyrrhonisme contre la Réforme, la dynamique "virale" du scepticisme atteignait désormais la Bible, le Livre sacré lui-même [491-534]. Suite à un mouvement impulsé par Hobbes lui-même, remettant en cause le dogme qui voulait que le Pentateuque ait pour auteur et seul auteur Moïse, la raison critique en la personne d'Isaac La Peyrère (1596-1676), cette figure aussi singulière que brillante de son temps, et à sa suite en celle de Spinoza (1632-1677), de Richard Simon (1638-1712) ou celle encore du quaker Samuel Fisher (1605-1681) se mettait à interroger les Écritures dans leur ensemble et quant à leur portée réelle. La multiplicité des copies, l'évolution manifeste des écritures grecque et hébreu dans le corps du texte (le iota, les voyelles, la ponctuation etc.), l'auteur exact ou les auteurs : autant de questions qui devenaient autant de coups de griffes redoutables portés contre l'autorité ultime, celle des catholiques comme celle des protestants. Les germes d'une religion qui risquait de se distendre d'un lien essentiel au Livre se dessinaient ainsi. Une religion qui se dirait religion naturelle, capable de satisfaire aux exigences de la lumière naturelle, donc, un Dieu qui serait avant tout le Dieu des philosophes, une foi qui ne serait plus qu'une expression raisonnable des limites de notre esprit, à mille lieues d'un quelconque "credo qui absurdum" : voilà ce qui se profile à l'horizon de ce soupçon et de ces enquêtes exégétiques. La prétention catholique, luthérienne et puritaine d'ancrer la religion chrétienne sur le texte maintenant désormais discréditée, cette faculté que l'on appelle "raison" n'avait plus alors comme seuls adversaires que l'illumination mystique personnelle, l'enthousiasme risible ou pathologique de certains (on pense ici à A Letter Concerning Enthusiasm de 1708 de Shaftesbury), voire peut-être ou sans doute ses propres pulsions dogmatiques, métaphysiques quand ce ne sont pas ses délires de technicisation de toutes choses, du monde comme de la réalité humaine.
Cela étant, avec Locke (1632-1704), non seulement se montre-t-on encore très respectueux à l'endroit du Livre Saint, mais se dessine aussi dans le cadre du refus de l'innéisme cartésien, une toute autre option politique que celle de Hobbes. S'il s'agit certes d'une forme de scepticisme quant à la nature ultime de la connaissance que nos facultés sont à même d'élaborer, ce qui ne signifie certes pas que notre connaissance soit vaine, ou incapable de progresser, le libéralisme de cet auteur retrouve et confirme la certitude d'un for intérieur, la valeur de l'impératif d'une conscience religieuse devant lequel le pouvoir civil doit s'arrêter, dès lors que les manifestations ou expressions de ma foi ne portent pas atteinte à l'ordre public. Qui plus est cette certitude intérieure n'est de fait que le versant subjectif de la certitude objective de l'existence de Dieu que l'auteur ratifie pleinement par ailleurs. La foi, pour Locke est bien devenue un enjeu politique, une nécessité sociétale, bien loin d'être ce qui menacerait continûment la paix civile. Car pour le dire autrement, que vaudrait les engagements d'un citoyen, si l'on sait qu'il ne porte pas en lui cette certitude d'une autorité transcendante, cette crainte d'une sanction post-mortem ? Si la certitude intérieure définit ainsi une liberté, un espace de sincérité, sinon de vérité qui échappe à la compétence du pouvoir civil, la foi sincère est la garantie nécessaire d'un civisme pensé comme engagement contractuel. Et ce sont bien là les enjeux de sa fameuse Epistola de Tolerantia, rédigée en 1686 en Hollande, et publiée quatre ans plus tard : il n'y aura pas de tolérance, en droit, ni pour les athées, ni pour les "papistes", ces croyants qui, pour obéir à leur prince, ne sont que trop souvent amenés à trahir leurs véritables engagements ici-bas.
Pour rester toujours dans l'univers anglo-saxon, la constitution de la Royal Society elle-même qui se réunit officiellement en 1662, dirigée par la grande figure de John Wilkins (1614-1672) est, pour Popkin, un moment décisif dans la construction de l'épistémologie moderne [489]. Renonçant à une "certitude absolue infaillible" à laquelle Descartes croyait pouvoir prétendre, limitant nos ambitions à la "certitude infaillible conditionnelle" et à la certitude indubitable ou "certitude morale", lorsqu'il n'y a pas de motif raisonnable de douter, bref développant la pleine légitimité d'une "certitude limitée", Wilkins pense ainsi rendre compte à la fois d'une position pratique ou éthique viable, d'une religion raisonnable, et aussi bien de la possibilité de la constitution d'une science effective aux progrès indéniables [467-472]. Non, l'absence de certitude absolue ne doit pas nous amener à renoncer à savoir, à agir ou même à croire en ce monde ici-bas. C'est bien là effectivement, dans la continuité du redoutable controversiste William Chillingworth (1602-1644)[162-165], l'ambition du si grand savant Robert Boyle (1627-1691), ou d'un John Glanvill (1636-1680), curieusement chasseur de sorcières en ses heures, il est vrai [473-484]. Et il se trouve qu'en France, tant Pierre Gassendi que Marin Mersenne [261-289], peuvent bien être aussi des jalons importants d'une histoire de la science, où en renonçant aux ambitions cartésiennes, cette même science se construit et se sépare de la métaphysique, économisant l'obsession des fondements ultimes, et faisant d'un certain scepticisme, non plus seulement une position de modestie, mais tout autant une dynamique de recherche avérée.
Cette conception de la science, peut-on le noter, n'est pas sans lien, à tout prendre, du moins en Angleterre, avec la question de la décision juridique fondée sur l'idée de l'absence de doute raisonnable et telle que s'y attachera un jurisconsulte comme William Blackstone (1723-1780) [482-484]. En ce domaine, dans l'espace d'un tribunal, un verdict ne peut que trop rarement prétendre reposer effectivement sur une certitude absolue, définitive, et indubitable. Mais dans le même temps, il faut bien aussi admettre que "la justice passe", tout autant que la science progresse dans son domaine. Voilà le concept de "certitude raisonnable" devenu le point de ralliement des questions épistémologiques, des problèmes juridiques et les besoins théologiques du moment.
Qui fut Pierre Bayle [1647-1706] ? Qui fut celui qui frappa en quelque sorte les trois coups de l'esprit critique des Siècle des Lumières ? Qui fut ce protestant, devenu catholique, puis redevenu protestant : bref, qui fut ce relaps [630] ? Qui fut celui que Shaftesbury considérait encore comme "l'un des meilleurs chrétiens" [643-644], quand tant d'autres, pouvaient le suspecter d'athéisme [655] ? Ou plus exactement enfin, quel est le sens exact de ses écrits, qu'il s'agisse de ses Pensées diverses sur la Comète, de ses Nouvelles de la République des Lettres, ou de son fameux Dictionnaire historique et critique ? Qui se cache derrière ces écrits qu'insupporte toute forme de dogmatisme, de celui de Descartes à celui de Newton, en passant par ceux de Malebranche ou Spinoza [638] ? Car, cela étant, si Bayle, apparemment, dénonce de façon radicale la misère des prétentions rationnelles [644], semblant vouloir écrire, en référence à Moïse Maïmonide (1138-1204), l'auteur juif qu'il affectionne particulièrement, un nouveau Guide des égarés, Popkin note combien cette débâcle de la raison et de toute certitude, fidéiste ou non, ne suscite guère chez lui une inquiétude religieuse qui tournerait au désespoir. Bayle, de toute évidence, ce n'est ni Pascal, ni Hume, non plus que Kierkegaard. Une sérénité sceptique assez symétrique, on peut le souligner, à l'alacrité que manifeste le rationaliste Leibniz à l'endroit de ses thèses. Toujours est-il que l'on comprend qu'on ait pu accuser ce relapse de toutes les turpitudes, du moins intellectuelles, lui qui mourut, la plume à la main, et jamais en retard d'une attaque contre son ancien ami, le pasteur calviniste Pierre Jurieu (1637-1713).
Pierre Bayle fut bien à la fin des fins un penseur profond et complexe, champion de la "conscience errante" et qui sut anticiper les inquiétudes de certaines figures des anti-lumières du début du XIXe siècle à l'endroit des excès d'une raison trop corrosive des dogmes ou préjugés dont tout individu ou société a sans doute besoin (on pensera là à Joseph de Maistre bien sûr, ou à E. Burke). "La philosophie réfute d'abord les erreurs ; mais, si on ne l'arrête point là, elle attaque les vérités : &, quand on la laisse faire à sa fantaisie, elle va si loin, qu'elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s'asseoir" écrira-t-il ainsi dans une remarque d'un article de son Dictionnaire portant sur Uriel da Costa (1585-1640) [639]. Mais aussi lucide sur la dangerosité ou l'hybris du doute qu'il fût, il voulut aussi que ce même doute libère l'homme d'une autorité abusive, s'attachant à montrer combien l'on peut être vertueux tout en étant athée, pour ne pas dire grâce à cet athéisme. Diagoras (Ve siècle av. J.-C.) ou Spinoza [655-658] en seraient une attestation sans appel possible.
Le chapitre [667-694] consacré à George Berkeley (1685-1753), l'évêque irlandais de Clyne, auteur des Dialogues entre Hylas et Philonous, est un très bon exemple de l'ambiguïté ou du retournement de la réception d'une doctrine. De fait, se présentant, comme une solution à même d'obvier à la doctrine cartésienne qui mènerait inévitablement, selon d'aucuns, au scepticisme et à l'athéisme, et aussi bien d'en finir avec toute tentation matérialiste, ne laisse-t-elle pas d'apparaître aux yeux d'autres penseurs ou observateurs de l'époque comme le comble du scepticisme.
On sait ce qu'il en est de la doctrine de l'Irlandais, plus ou moins pris au sérieux ici ou là [690-693]. En fait, recourir à la notion de matière pour expliquer nos idées dont celle-ci serait l'origine, n'explique rien et ne peut rien expliquer. Comment la matière, inatteignable en fait, pourrait-elle expliquer ou être cause de ce qui est tout autre, à savoir des phénomènes de conscience. Aussi, le pari de Berkeley est-il que l'on a tout intérêt à renoncer à une telle doctrine inutile, dangereuse, et qui peut finir par engendrer un scepticisme délétère, tel précisément que celui qui pouvait pointer le bout de son nez dans le cheminement laborieux de Descartes pour retrouver la "réalité" extérieure à partir de la certitude du cogito. Son immatérialisme, sa réduction de tout phénomène de conscience à une pure perception (son fameux esse est percipi) aurait le mérite de supprimer l'autre de la volonté divine, et d'indexer à Dieu seul la cohérence de nos représentations : cohérence interne de mes représentations, et cohérence de mes représentations avec celles des autres sujets. Doctrine qui en révulsera plus d'un, et au premier chef alors Turgot (1727-1781), qui ne se contente pas de vouloir la tourner en ridicule, voire de l'ignorer avec plus ou moins de superbe, mais prétend sérieusement argumenter. Renoncer à la matière, pour celui-ci, du moins à son idée, ce serait tout bonnement renoncer à l'objectivité possible et souhaitable de nos connaissances, et bien davantage encore à la possibilité de la résurrection du Christ [682-685]. Ni plus ni moins.
Dans l'ouvrage que nous parcourons, David Hume (1711-1776), le "chouchou des Lumières française" [695-715], apparaît comme celui qui prétendit échapper à un scepticisme dépressif par le recours à la nature, comme d'autres par le recours à la foi, et d'autres encore par le recours à une science sachant se satisfaire d'une théorie de la connaissance du raisonnable. Mais cela ne pouvait faire l'affaire du grand courant anti-sceptique qui se lève en cette période en Angleterre et en Ecosse et qu'initient alors, après des théologiens anglicans du XVIIe siècle [706], tel Edward Stillingflee (1635-1699), son propre parent et ami Henri Home connu aussi sous le nom de Lord Kames (1696-1782), ou le grand théoricien du sens commun, Thomas Reid (1710-1796). Ajoutons au demeurant que ce dernier ne manquera pas à son tour de se voir accusé par Joseph Priestley (1733-1804) de représenter une forme redoutable de scepticisme [710-718]. Tel est bien le sort, tout au long de cette fresque, des prétentions à une quelconque certitude établie.
Quant à Emmanuel Kant (1724-1804) critiqué en son temps par Salomon Maïmon (1753-1800.) [724], à la lecture des pages que lui consacre notre historien des idées, peut-il apparaître comme la figure emblématique d'un sceptique qui sait ce qu'il doit concéder à l'inconnaissable pour assurer ce qui est l'essentiel à ses yeux. La connaissance que propose la science moderne, aussi rigoureuse qu'elle puisse se prétendre, ne sera-t-elle ainsi plus jamais rien d'autre que celle des phénomènes : l'étude de ses conditions transcendantales le démontre sans ambages. Voilà le prix à payer pour sauver la liberté de l'homme qui échappe au phénoménal. Et une fois ce phénoménisme établi dans la Critique de la raison pure, Kant nous donne-t-il effectivement une morale qui prétend pouvoir se fonder sur la seule faculté de raison. Sans vouloir entrer dans ce monument de la pensée philosophique, disons simplement que se conjoignent ainsi, avec la perfection idéale du système de la philosophie critique, une morale parfaitement rigoriste et formaliste d'une part, et d'autre part une connaissance qui démet la raison de sa prétention à aller au-delà du relatif. Et ce n'est pas la fantaisie charmante des "postulats de la raison pratique" qui peut faire pièce au sentiment que nous avons bien là affaire, à tout prendre, à une doctrine, qui avec la "certitude limitée" des penseurs de la Royal Society ou l'acatalepsie d'un Gassendi [47, 219, 789] a façonné notre modernité.
Cet ouvrage, disons-le, est d'une lecture passionnante. Parce que l'auteur sait écrire, connaît son sujet, et prend plaisir à nous introduire dans ces cénacles, dans ces milieux dans ces séquences où des penseurs ont le loisir et le courage de mettre à plat les dossiers les plus sensibles de la connaissance et de la morale. Et rassurons-nous : il n'est absolument pas nécessaire d'être un spécialiste, même un connaisseur de ces débats, frotté de jansénisme, de cartésianisme ou d'empirisme, pour en apprécier la saveur ou en humer les complexes ou singulières fragrances. Un bel ouvrage qui nous éclaire et nous donne envie d'en savoir davantage et de découvrir ou de relire Geschichte und Geist des Skeptizismus (History and Spirit of Skepticism) de Karl Friedrich Stäudlin (1761-1826) auquel Popkin consacre des pages aussi cursives que respectueuses [691,727-739]. De même le passage sur Fichte [724-725] ne nous fait que trop regretter l'absence d'un prolongement possible de cette enquête dans les temps modernes et qui aurait pu montrer la cohabitation singulière d'une science triomphante, efficiente, et dédaigneuse des fondements ultimes, avec des pensées ou des mythologies avivant sans cesse davantage leurs nostalgies d'un sens absolu, capables d'engendrer les monstruosités que l'on sait, ou cherchant toute simplement à échapper, comme au doute sclérosant par l'action elle-même.
Toujours est-il que la remarque conclusive de l'auteur résonne de façon presque étrange aujourd'hui. Ainsi, lorsqu'il déclare qu'il "est bien évidemment trop tôt pour dire si de nouvelles formes de scepticisme émergeront et si le scepticisme se révélera être un antidote durable aux nombreux dogmatismes idéologiques qui nous entourent" [739], il n'est que trop évident en 2020 qu'à côté d'un véritable esprit critique, discret et marginalisé, un relativisme moral proclamé, le règne indépassable du moindre ressenti, de l'opinion personnelle la plus ridicule, se marient assez bien et de façon manifeste à tout prendre avec un prêt-à-penser intransigeant que ne cessent d'engendrer plus ou moins délibérément la propagande gouvernementale, la tyrannie de l'opinion publique et des médias, ou la moderne grégarité obtuse des réseaux sociaux. Ne doute-t-on sans doute que de ce dont on a intérêt ou plaisir à douter. Et inversement.
De même encore, vouloir étudier le scepticisme dans la cadre de l'histoire des idées et des doctrines, amène sans doute à proposer un spectre d'analyses qui n'aide guère, hélas, loin s'en faut, à saisir des attitudes plus spontanées, des intentionnalité plus essentielles, culturellement parlant, et qui aujourd'hui iraient, par exemple, de la confiance paresseuse et apathique, plus que critique et constructive, au complotisme délirant, en passant par la distanciation ironique. Enfin, il serait intéressant de réécrire le livre en clarifiant ce qui dans le doute des uns et des autres relève de la lucidité ou du courage, ou de ce qui est le fait de disruptions ou des fractures nouvelles dans la tectonique culturelle de nos sociétés jamais définitivement unifiées ou stabilisées.
Si l'on peut désespérer parfois d'une érudition prodigieuse qui n'est plus que pédantisme ennuyeux et insistant, peut-on aussi avoir la chance ailleurs de se réjouir de ce qui est avant tout générosité savante et passion de la précision historique. Avec l'ouvrage de Richard Popkin, nous sommes bien, cela va sans dire, dans ce dernier cas de figure.
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