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Steven
Pinker, - La part d’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin (Préface de Matthieu Richard, Traduit de l’anglais par Daniel Mirsky, Paris: éditions des Arènes, 2017). 27 euros, 1040 pages, ISBN : 978-2-3520-4677-6-Bruno Hueber, Université François-Rabelais, Tours.
La somme ambitieuse de 1040 pages que nous délivre Steven Pinker, éminent professeur à Harvard, ne tend à rien de moins qu’à réviser une certaine lecture assez répandue de l’histoire de l’humanité. Force ainsi serait, selon lui, de prendre acte du déclin évident de la violence dans le monde, et cela depuis les premiers groupements humains jusqu’aux années les plus récentes : l’ajout récent en fin de volume, si l’on excepte la Syrie, doit en faire foi. Cette tendance baissière que l’auteur prétend donc documenter, démontrer et expliciter, en se gardant bien de toute interprétation providentialiste, concernerait de fait la totalité des formes de violence que l’on a désormais coutume dans notre modernité de considérer comme telles : et donc aussi bien les conflits militaires, les génocides ou démocides, l’esclavage, la torture, que les crimes haineux, les viols, et de façon générale la maltraitance à l’endroit des femmes, des enfants, et bien sûr des animaux : bref aussi bien les grands épopées claironnantes et massacreuses, les carnages sordides, le viol que la fessée honteuse [564-577] et autres châtiments corporels [625].
A ce titre, l’auteur se fait fort d’anticiper et d’assumer les résistances les plus diverses à son propos : aussi bien donc la myopie des intellectuels soi-disant spécialisés en postures critiques et pessimistes, tels S. Freud, E. Husserl, J.-F. Lyotard, T. Adorno ou M. Foucault etc. [925], celle des experts en prophéties catastrophiques [331], que celle enfin des êtres qui portent en leur âme ou sur leur corps les stigmates douloureux des horreurs d’aujourd’hui ou d’un passé trop proche. Quoi qu’il en soit, à ceux qui seraient convaincus que le XXe siècle aura été celui de tous les désastres humanitaires, il est parfois bon de rappeler pour exemple qu’au VIIIe siècle, sous la dynastie Tang, la révolte d’An Lushan aura coûté la vie à pas moins de 36 millions d’individus, soit le 1/6 de la population de l’Empire, soit, aurait fait, en équivalent d’aujourd’hui, approximativement 429 millions de morts. Mais qui s’en souvient, s’en inquiète ou s’en désole ? Et c’est donc bien parce que notre perception de la violence est trompeuse pour de multiples raisons que l’on peut clarifier, que nous avons besoin, lorsqu’il s’agit d’un jugement global sur la valeur de notre civilisation d’aujourd’hui, d’une historiographie rigoureuse et exempte de tout sentimentalisme [890].
Pour ce faire, Pinker a recours aux données ou statistiques les plus sérieuses et les plus autorisées. Et toutes, qu’il s’agisse de celles de l’Uppsala Conflict Data Program, du Center for Systemic Peace, du F.B.I., de l’U.S. Bureau of Justice Statistics etc., ou de celles de chercheurs et historiens indépendants, montrent, graphiques à l’appui, combien il y a effectivement, et dans tous les domaines considérés, baisse significative et presque quasiment constante. Ce qui n’exclut pas des spécificités en fonction des régions ou des cultures, et l’étude du cas des états-Unis en intéressera plus d’un. Les faits sont bien là, dès lors que l’on sait extrapoler, corréler, et interpréter correctement toutes ces données, l’auteur nous proposant à l’occasion un cours de méthodologie mathématique des plus instructives. Chemin faisant, il aura même trouvé l’occasion de dénoncer certaines statistiques "bidon" portant sur de prétendues épidémies de viols sur les campus américains ou l’inversion du ratio des morts entre civils et combattants dans les conflits du siècle dernier [899].
Pour séquencer cette tendance globale et générale, six tendances ou mouvements sont ainsi repérés. Il y a d’abord ce qu’il appelle le Processus de Pacification, entamé il y a cinq mille ans, qui voit le passage de "l’anarchie" (sic) des sociétés de chasseurs cueilleurs et petits cultivateurs aux premières civilisations agricoles avec des villes et des gouvernements. Le taux de morts violentes, suite à cette évolution est alors estimé divisé par dix. En second lieu, l’auteur identifie une période qui va du Moyen Age au XXe siècle et désignée en référence à l’oeuvre de Norbert Elias (1897-1990) comme le Processus de civilisation. Le XVIIe et le XVIIIe siècles voient se développer les Lumières, ce qu’il désigne encore par le terme de Révolution humaniste. En suivant John Gaddis, la Longue Paix se réfère à la période après la fin de la seconde guerre mondiale (quatrième tendance donc). Quant à La nouvelle paix, elle concerne ce qu’il advint après la fin de la “guerre froide” en 1989. Enfin, on nommera Révolution des droits l’ultime séquence initiée par la Déclaration des droits de l’homme de 1945.
Une fois les faits établis et les dynamiques distinguées, il s’agit aussi d’en rendre compte, de les comprendre pour savoir ce qu’elles nous permettent d’espérer raisonnablement de l’avenir. C’est là que la psychologie, les sciences cognitives et autres neurosciences forment l’aura ou l’appareillage scientifique dont Pinker se réclame bien sûr au premier chef. On parlera donc, entre autres, de testostérone [670], de dopamine, d’ocytocine, la fameuse "hormone de la tendresse" [749], de glandes diverses (hypothalamus, amygdale, hypophyse) ou de zones du cortex cérébral et lobes frontaux [644-657, 770-774, 808-808], favorisant donc plus ou moins une maîtrise de soi héréditaire ou l’empathie.
Tout cela, in fine, permet donc proposer une typologie des formes de violence corrélées, peu ou prou, à des profils psychologiques, eux-mêmes corrélés à des circuits neurologiques, et qui se veut explicative de nos démons intérieurs. Le chapitre 8 en recense 5 : La violence prédatrice ou utilitaire, la domination, la vengeance, le sadisme et l’idéologie, nationaliste ou non [317-330, 734] avec bien sûr la religion fanatique dont il se plaît dans certains passages à souligner les programmes criminels potentiels dont les "atrocitologues" font leurs choux gras [197-202]. Contre ces démons, nature et culture permettent d’opposer d’autres forces historiques (toujours au nombre de 5 bien sûr) que seraient l’Etat, le fameux doux commerce de l’idéologie libérale, entendu comme jeu à somme positive, la féminisation, le cosmopolitisme et l’escalator de la raison ou plus exactement de certaines de ses formes [826-831,886]. Ces forces historiques nous renvoient à ce que notre auteur, un brin poète, veut bien appeler cette fois les quatre bons anges : l’empathie, correctement entendue [659,764] la maîtrise de soi, le sens moral, et la raison.
Nous voilà ainsi rendus, on s’en doute pour qui connaît déjà peu ou prou l’oeuvre de cet intellectuel influent, à une certaine idée de la nature humaine, capable donc d’évoluer biologiquement, qui serait ainsi à la fois expliquée et principe d’explication d’une part, et évitant telle quelle, d’autre part, autant une vision tragique et fataliste qu’une vision utopique de cette même nature humaine prétendant en fait en nier toute réalité [252, 827].
La structure de l’ouvrage qui a le mérite de la clarté, le style décontracté de l’auteur, les exemples divers et parlants, autant d’ingrédients pour une lecture aisée. Indéniablement Pinker sait éveiller dans le lecteur le sentiment de comprendre beaucoup de choses avec un minimum d’effort intellectuel. Mais par-delà cette trame, il est sans doute tout aussi pertinent de prendre acte de ce que cette dramaturgie historico-neurologique lui permet d’affirmer sans trop de nuances, tant ce sont peut-être ces implications qui font aussi une part certaine du sens de l’ouvrage. Sans prétendre donc à l’exhaustivité, on soulignera les points suivants.
Le premier est que cette étude nous permet d’en finir avec certaines nostalgies primitivistes et bien plutôt de réhabiliter l’Etat, qui bien loin d’être ce fauteur de guerres que certains ont voulu décrire comme tel, serait bien pour Pinker un remarquable régulateur et réducteur de la violence. Bien davantage, c’est l’Etat démocratique, et plus précisément libéral bien sûr qui serait une technologie des plus efficaces pour obvier aussi bien aux conflits inter-étatiques qu’aux génocides et guerres civils [367-386, 441-446]. Si les périodes d’anocratie [407], d’établissement de la démocratie sont douloureuses, c’est bien la théorie de la Paix démocratique si chère à des auteurs comme Bruce Russett ou John R. Oneal, qui se trouve ainsi validée [367-374, 223-224 etc.]. Et l’on voit ainsi le philosophe Kant (1724-1784) convoqué, plus particulièrement son Projet de Paix Perpétuelle de 1795, pour étayer le propos [228-231]. C’est que lorsque le peuple acquiert un droit de regard sur les Affaires, lorsque se développe une culture du droit à l’intérieur et l’extérieur des frontières, lorsque se développent les institutions internationales, et évidemment donc les relations commerciales la paix ne peut que marquer des points [118-119, 877]. Mais avec ce professeur d’Harvard, on ira même beaucoup plus loin : on prétend alors démontrer, et des études sur le Q.I. des présidents américains [827-828] en seraient un exemple, que plus on est intelligent et d’une intelligence héréditaire qui plus est, plus on est favorable à un "humanisme progressiste", et donc à l’économie de marché, au capitalisme, qui nous éloigne des fureurs du sacré [270, 379, 827-831, 818-823, 851-854]. L’intelligence prétendument mesurée scientifiquement, le libéralisme politique classique, le néo-libéralisme économique tel que nous le connaissons aujourd’hui, tout cela formerait une chaîne rigoureuse et cohérente, au profit de la même orientation générale [851-854], et en discréditant bien sûr au passage certaines théories alternatives comme celles de la Dépendance ou d’un lien avéré entre inégalités économiques et violences sociales [170, 411]. En l’espèce, si le message a au moins le mérite de la clarté, c’est bien tout de même au prix, en économie, de généralités vagues et d’analyses quelque peu précipitées. Voilà donc la psychologie et les neurosciences adoubant sans vergogne le capitalisme ; il fallait effectivement y songer.
Un deuxième point qui nous apparaît d’une tout autre valeur concerne le terrorisme. Celui-ci aussi sanglant qu’il soit est très loin d’être aussi meurtrier qu’il peut l’apparaître ou être ressenti, et diffracté d’un point de vue médiatique, dès lors certes que l’on échappe à l’emprise de l’instant et que l’on se donne la distance historique et scientifique nécessaire. C’est donc le sentiment d’insécurité qu’il s’agit d’interroger et tout aussi bien l’usage ou la réponse politique et même économique que l’on peut être tenté d’en faire, parfois avec une naïveté ou un cynisme confondant. Le terrorisme, ce si vieux phénomène, est bien globalement à la baisse, aussi douloureusement présentes que puissent être ses exactions dans nos mémoires ou nos chairs [449-490].
Un point qui en revanche risquera de faire grincer les dents de plus d’un est le regard que l’auteur porte sur les années soixante pour les interpréter sans détour comme une période de décivilisation, marquant un recul de la tendance à la baisse des crimes et de la maltraitance. Se référant au film Orange Mécanique de Stanley Kubrick (sorti en 1971) [520], aux paroles de tel ou tel rocker, veut-il ainsi voir avant tout dans la culture de cette époque osant se livrer à l’apologie d’une certaine spontanéité et rejetant une société consumériste et militarisée, une incitation à la violence en général. Celle-ci serait devenue une "forme romantique de rébellion", la lascivité une "sophistication culturelle", et le viol "quelque chose de chic". Bref, les chanteurs et autres artistes rejoignent dans la même réprobation scientifique les "snobs" qui osent jeter un regard critique sur les “Lumières” [153-166].
Toute cette ode au style enlevé à une vision optimiste de l’histoire [625], caparaçonnée dans un argumentaire statistique, psychologique et neurologique qui impressionne, ne doit tout de même pas nous faire oublier un certain nombre de problèmes de fond.
Le premier est que l’on peut tout de même se demander in fine, si en dépit de toutes les statistiques, les hommes d’aujourd’hui ressentent moins de violence qu’autrefois, tant il faut admettre que plus nous vivons dans un univers pacifié, plus nous sommes aisément fragilisés par des formes et de degrés de violence que nos ancêtres auraient pu supporter plus aisément.
Plus précisément ou bien davantage, le problème le plus gênant de cet ouvrage réside sans doute, et par-delà le sentiment que peut donner une première lecture, dans l’évitement d’une définition véritablement satisfaisante du terme même de violence. Celle-ci désigne-t-elle seulement la réalité d’un comportement au traçage neurologique, glandulaire et cortical clair et net ? Désigne-telle les conséquences de ces comportements, les "résultats" considérées culturellement comme “mauvais” et "dramatiques" ? Ou est-elle seulement le qualificatif du ressenti des personnes qui ont été l’objet éventuel des comportements évoqués et pointés comme “violents”. Est-ce de l’objectif, du culturel ou du subjectif ? Faute donc, qui plus est, d’une véritable problématisation de l’humain, de ce qu’est l’homme, de ce qu’il peut ou doit être amené à être, un certain nombre de problèmes éthiques, politiques, pédagogiques, liés à la question de la valeur de la violence, à la légitimité de certaines violences, aux potentialités dialectiques de la négativité nommée "violence", sont ainsi totalement éludés et dissouts. Il n’y a plus alors qu’à se soumettre, en la matière aux affects de chacun, redoublés par ses "droits", au diagnostic ou verdict du spécialiste en neurosciences, et aux délices d’un prêt-à-penser, pouvant nourrir alors sans restriction consumérisme sirupeux, pédagogisme doucereux et culpabilisant [575-580], et autre management bienveillant ou onctueux.
Enfin, une dernière interrogation concerne les radars statistiques de Pinker. Ceux-ci de fait portent bien sur certains types de violences et qu’il est sans doute infiniment plus facile à quantifier, mutadis mutandis que d’autres, surtout effectivement lorsque l’on ne se donne pas la peine de clarifier l’idée même de violence et concomitamment celle d’être humain. Or, est-il sérieusement possible aujourd’hui d’ignorer l’existence de certaines formes de violence, d’atteintes profondes à l’humanité de l’homme, et qui pour être moins sensibles et plus silencieuses que celles évoquées tout au long de l’ouvrage, n’en laminent pas moins non seulement la santé des individus, mais aussi bien ce qui fait le sens, la dignité, les libertés et la spiritualité de leur existence individuelle et collective. Mais pour penser ces violences, structurelles ou intentionnelles, économiques, technologiques ou médiatiques, étatiques ou sociétales qui abiment notre humanité, force serait de recourir au concept d’aliénation : ce dont se garde bien le scientisme de l’auteur.
Si l’on ne peut ainsi que se féliciter de la baisse relative et absolue de nombreuses formes de violences sensibles effectives, de l’importance grandissante de la morale et de la maîtrise de soi, de certaines formes de rationalité, de l’apport essentiel de la littérature à l’élargissement du cercle empathique [241], du développement d’un "campus global" [243], cela ne suffit donc pas à légitimer la théorie d’un progrès global, irrécusable et triomphant de l’humanité. Et ce n’est pas parce que des violences moins physiques ou immédiates que d’autres sont souvent davantage le fait des circuits neuronaux de la maitrise de soi que de zones corticales plus primitives que leurs effets doivent en être moins destructeurs, dès lors qu’elles témoignent qui plus est d’un blocage empathique certain [655-656, 703-733]. A suivre les propres éléments de causalité de Pinker, il n’est en effet pas impossible de supposer que ce que les hommes sont prêts à infliger à d’autres par soumission à l’autorité, par mimétisme ou narcissisme [720-722], ils peuvent l’infliger aussi à des groupes sociaux entiers aux nom de la sainte nécessité des lois du marché, de l’évidence supposée de leur courage et de leur compétences, et d’autant plus qu’ils n’ont pas toujours à regarder dans les yeux les victimes de leurs décisions. On appréciera aussi et ainsi que dans sa préface, Matthieu Ricard pointe par exemple les violences insidieuses et dévastatrices de l’industrie du tabac [XII] alors même qu’il ne s’agit pas là certes des violences morales et intellectuelles les plus désastreuses pour des sociétés qui se prétendent si aisément émancipatrices.
Il est réconfortant de devoir se rappeler que le présent, et surtout celui que l’Europe occidentale connaît [86, 131] n’est absolument pas ce cauchemar de violence que l’on pourrait croire. Tout au contraire. Il est salutaire aussi de pouvoir se dire que nos systèmes de valeurs peuvent se délivrer des idéologies autoritaires ou d’une certaine fascination furieuse et stupide pour la gloire et l’honneur [862, 881, 887]. Il est satisfaisant de saisir les facteurs et les ingrédients de ce progrès sans avoir à verser dans une vision angélique de notre nature [626-644]. Et il est rassurant enfin de pouvoir se dire que nous sommes désormais tous féministes [526, 572], capables de sortir du piège hobbesien ou du dilemme du prisonnier [688], et cela sans céder qui plus est au fantasme d’une fin de l’histoire garantie [491].
Pour autant, lorsque l’on se prétend humaniste, et personne n’y est obligé, il est bon de se rappeler que ce terme n’a jamais signifié convoquer la science avec ses limites propres pour la faire cautionner le tintamarre idéologique du moment. Il est tout de même fâcheux, au détour de certaines analyses, de réduire de façon trop évidente les violences à ce qu’une certaine culture néo-libérale veut entendre aussi par ce terme, ces violences qu’elle prétend donc à plus ou moins bon titre contribuer à rédimer, mais en en ignorant superbement d’autres qu’elle-même sécrète parfois si souvent, et cela sous le prétexte que celles dénoncées en sont bien effectivement de véritables et déplorables. Toujours est-il donc que ce gros ouvrage est aussi passionnant par sa matière, ses enseignements factuels, son écriture, que par ce qu’il peut révéler d’une certaine intellectualité académique d’aujourd’hui. A lire donc, indubitablement, et à plus d’un titre.
© 2018 Bruno Hueber & GRAAT On-Line