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GRAAT On-Line - Book Reviews
Yascha Mounk - Le Peuple contre la démocratie, (traduit de l'anglais par Jean-Marie Souzeau, Paris : Éditions de l'Observatoire/Humensis, 2018). 23,50 euros, 528 pages, ISBN : 979-10-329-0453-4 - Bruno Hueber, Université de Tours.
Le titre peut inquiéter. Et de toute évidence, il est fait pour ça. La "démocratie", entendons aussitôt par là la démocratie libérale, serait, aujourd'hui, en danger. N'en déplaise à ceux, et bien sûr au premier chef à un auteur comme Francis Fukuyama dont la thèse bien connue pouvait laisser croire que nous avions désormais atteint la Fin de l'Histoire, sauf à ne pas pouvoir supporter bien longtemps l'ennui ou l'insatisfaction que le type d'accomplissement et de reconnaissance qu'elle permet pourrait sécréter in fine [10-11]. Oui, avec Yascha Mounk, l'euphorie de 1989 est donc bien loin. Rien ne dit plus que les démocraties libérales qui semblaient, depuis du moins la sortie de la Seconde Guerre mondiale, obtenir de façon de plus en plus évidente l'adhésion croissante des populations, qui paraissaient en voie de s'établir ou se consolider de plus en plus, ici et là, qui prétendaient incarner l'esprit des Lumières et démontrer par leurs succès, les liens indissociables entre souveraineté du peuple, libertés et prospérité économique ; non rien ne dit plus que celles-ci ne seraient pas vouées à n'être comme tant d'autres sociétés avant elles qu'une parenthèse de l'histoire, durable, respectable, certes, mais se refermant peu à peu ou peut-être même beaucoup plus rapidement qu'on ne serait porté à le croire.
Et d'enfoncer le clou. L'Histoire est de retour, et non pas pour son potentiel d'heureuse créativité, pour sa capacité à engendrer un extraordinaire, mais sous la forme d'une contemporanéité confrontée à une incertitude radicale [40]. Nous voici bien dans un monde en crise, où ce ne sont plus seulement les dirigeants, les partis et les hommes politiques qui susciteraient indifférence ou mépris, mais un type même de société avec ses institutions et ses valeurs propres. Nous voici rendus au point où le divorce des peuples d'avec la démocratie libérale et les perspectives terrifiantes qui en résultent [35] devraient nous sortir de notre assurance de nantis, de notre atonie ou de notre sérénité et indifférence stoïcienne [377-379] pour nous rappeler à notre tâche d'hommes responsables, sûrs de leurs convictions, capables du courage nécessaire pour défendre ce qui nous importe.
Cela étant, à l'énoncé d'une thèse semblable, un doute se fait jour rapidement. De quoi prétend-on, avec un tel effet d'annonce, parler exactement ? N'aurions-nous pas là affaire, une fois les nuances et les mea culpa doctrinaires de circonstances accordés, qu'au énième ouvrage d'un certain libéralisme, tapissé d'évidences et de flottements doctrinaux, pointant un doigt accusateur en direction d'un peuple dont les passions "envieuses" ou autres, le manque de lumières, toujours plus ochlos que demos en somme, mettraient en danger ces libertés dont une dite élite éclairée, désintéressée et responsable serait la gardienne vigilante ? Car s'il ne s'agissait que de cela, de la comédie plus ou moins tragique et plus ou moins brillamment scénarisée entre un peuple toujours immature et ses tuteurs bienveillants, le premier ne prêtant qu'une oreille discrète aux seconds, leur préférant de beaucoup les champs des sirènes "populistes", on ne pourrait que difficilement échapper, effectivement, au sentiment du déjà vu. Il est parfois si facile, aussi péremptoires soient-ils, de qualifier avec dédain, de "populistes", ceux qui osent contester les évidences bien installées des pouvoirs et des partis en place, ou d'arborer une inquiétude vertueuse face à des alternatives politiques, stigmatisées dès l'abord par le terme "extrémismes"?
Il faut donc en lire davantage en espérant que rendu à la conclusion, nous puissions nous dire, que face aux maux de notre monde maussade et incertain, des intellectuels de qualité, savent encore faire montre de la lucidité et de l'esprit d'analyse requis, en lieu et place de ces grilles de lecture ou de ces éléments de langage que d'autres, éditorialistes ou non, ressassent à l'envi et de façon péremptoire ; tout en ayant été parfaitement incapables, au demeurant de prévoir, selon leurs domaines de prédilection, qui la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'ex-URSS, qui la montée en puissance du terrorisme, qui le retour du religieux, qui le Brexit, sans même que nous ayons, pour ne pas être trop cruels, à évoquer en France bien sûr le mouvement des gilets jaunes.
Avant de proposer des remèdes ou tout au moins des émollients possibles à la crise, les origines de celle-ci, Mounk veut préciser son diagnostic. La démocratie libérale est en danger. Soit ! Mais nous savons trop bien combien nous avons là affaire, avec ces mots, à ce que Walter B. Gallie désignait comme des "essentially contested concepts" pour nous en contenter tels quels. Aussi prenons-nous acte de l'effort de clarification a minima que l'auteur veut nous proposer:
- une démocratie est un ensemble d'institutions électorales obligatoires qui traduit dans les faits la volonté populaire en politiques publiques.
-les institutions libérales protègent dans les faits l'état de droit et garantissent les libertés individuelles telles que la liberté d'expression, de croyance, de presse et d'association pour tous les citoyens (y compris les minorités ethniques et religieuses) ;
-une démocratie libérale n'est qu'un système politique à la fois libéral et démocratique – qui protège les libertés individuelles et traduit la volonté populaire en politiques publiques. [43]
Ajoutons néanmoins tout de suite que le mot "populaire" aurait dû aussi être précisé. S'agit-il d'un simple "pluriel" de quelque qualité qu'il soit, masse, foule, ou inversement simple agrégat d'entités sans lien efficient entre elles, s'agit-il de la majorité de fait des citoyens ; s'agit-il enfin de cette pluralité d'hommes libres et se comportant comme tels, dont parle Hannah Arendt, s'arrachant à l'entropie morale et intellectuelle, à la précarité, au pouvoir de certains sur tous, qui menace tout collectif ? Il s'agit de s'entendre. Faute de quoi effectivement, l'essentiel est déjà joué : ite, mmissa est. Quant à l'expression "d'état de droit", au vu de la façon dont certains gouvernements bien connus osent s'en réclamer parfois sous prétexte que le droit administratif qui se substitue au droit de la justice ordinaire, est encore du droit, celle-ci mériterait une sérieuse mise au point.
Enfin, c'est le terme même de "démocratie" lui-même qui fait débat. Ne pourrait-on ou ne devrait-on pas entendre là la version positive du "commun", dont la "masse" ou la "foule" serait le négatif ; le moment donc où le collectif, par ses lumières et ses mœurs, est précisément ce qui permet avec les institutions adéquates, de donner à l'individu des libertés pleines et entières. Des libertés qui soient alors tout à fait autre chose, à beaucoup près, que le reflet d'une représentation fantasmatique et abstraite de l'individualité, arguant d'une anthropologie très approximative pour justifier ainsi des comportements de prédation ou nourrissant les inégalités les plus toxiques pour la communauté, mais se présentant bien sûr tout de même comme "libéralisme". En somme, il est toujours possible de présenter un terme, "démocratie" ou "libéralisme" comme étant l'alternative salutaire à ce que représente l'autre, sinon en son essence, du moins quant à sa possible réalité historique. Et à ne pas prêter suffisamment attention aux terrains minés du lexique politique, aux représentations particulières qui le nourrissent, on se construit aisément une dramaturgie dont la pertinence ne dépasse jamais de beaucoup celle de la position contraire.
Il y a bien évidence, en effet, que vouloir jouer trop aisément du terme "libéralisme", entendu comme défense des libertés, contre les dangers de la souveraineté populaire, tout en faisant fi du problème de la nature, de la représentation, de l'allocation exacte de ces libertés, n'est plus très productif d'un point de vue conceptuel. Sauf à vouloir reconduire l'antienne ressassée depuis le début du XIXe siècle où l'on pouvait entendre en France, suite au coup d'état du 2.12.1851, s'exprimer l'inquiétude distinguée d'un Tocqueville, méprisant ou ignorant ce peuple qui osait se désintéresser manifestement de la restriction des libertés publiques. Un peuple, peu soucieux effectivement de les défendre, ces fameuses libertés, au profit des classes qui n'avaient pas hésité, en juin 1848, à le faire rentrer par les armes, dans ses masures ou ses immeubles miséreux. Et tout cela pour avoir voulu dans les semaines qui ont précédé, que le mot de liberté signifie aussi un minimum de dignité économique et sociale, bref ni plus ni moins que l'émancipation des basses classes de la misère et du mépris.
Mais précisément, il se trouve, et c'est là que l'ouvrage prend toute sa dimension, que ce n'est pas exactement ce type d'incantation que Mounk veut dès l'abord nous proposer. Et il n'est que trop important de le souligner tant certains commentateurs se sont empressés de retrouver dans cette étude leurs propres présupposés, s'empressant de se focaliser sur la menace populiste, qui n'est parfois qu'une façon d'avouer plus ou moins ouvertement ce que F. Dupuis-Déri désigne par le terme singulier "d'agoraphobie", le mépris et la peur d'un collectif, ce peuple, que l'on doit côtoyer et qui ne bénéficie pas des mêmes atouts que vous.
Si donc Mounk est bien sûr, à mille lieux de dire que le phénomène du populisme s'expliquerait tout uniment par un manque effectif de démocratie ou de justice sociale, que la résistance au populisme n'est que le symptôme en fait d'un refus de démocratie [52], veut-il aussi dans le même temps nous mettre en garde contre un rejet trop immédiat de ce qu'il peut signifier. "Mais je crains aussi que le refus de reconnaître qu'il y a quelque chose de démocratique dans l'énergie qui les a propulsés au pouvoir [les populistes] ne nous empêche de comprendre la nature de leur force d'attraction – et rende plus difficile de réfléchir de manière prudente et créative à la façon de les arrêter" [77-78]. A défaut sans doute d'aller plus loin dans cette direction, l'auteur a au moins le mérite d'éviter ainsi un déni de départ aussi simpliste ou réducteur engendrant de bien fâcheuses cécités intellectuelles.
De fait, pour lui la menace populiste ou le dérapage antilibéral des démocraties devrait être tout de même mise en regard d'une autre menace, qui ne serait ni plus ni moins que celle d'un ''libéralisme antilibéral'' ; quand bien même l'importance respective de chacune d'entre elles se montre, dans son opus, des plus déséquilibrées.
Partant, selon son analyse, la crise que nous traversons ne se réduit donc pas seulement à une déliquescence populiste de la démocratie, mais se situe bien dans un dédoublement conflictuel et nous ajouterions explicite [25] en ses deux composantes du programme de la démocratie libérale : démocratie et volonté populaire d'un côté, libéralisme et défenses de certaines libertés de l'autre, chacune hypostasiée au détriment de la valeur et des institutions qu'incarne ou suppose l'autre. Et il croit bien de nous rappeler d'ailleurs, fascinés que nous serions par la séquence initiée depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale, que leur liaison n'a jamais même été en fait nécessaire [13, 21]. Là encore, aurait-il distingué différents libéralismes, libéralisme économique, néo-libérale ou keynésien, libéralisme politique, celui d'un John Locke ou celui d'un John Dewey, que son propos aurait indubitablement pu gagner en pertinence.
Toujours est-il que si c'est donc bien le devenir de la démocratie antilibérale qui le préoccupe au premier chef, balise-t-il cependant de façon significative l'historique d'un libéralisme antidémocratique, tapi, installé, au sein même de nos démocraties, et qui pourrait d'ailleurs être, pour une plus grande part qu'il ne le concède, dans le succès des sollicitations populistes.
Et de rappeler alors combien ce "programme" anti-démocratique [35], censément éclairé et bien intentionné, dédaignant d'écouter le peuple qui doit toujours être "éduqué" ou "soumis de force" [22-23], remonte bien loin dans l'histoire, aussi bien du Parlement du Royaume-Uni que de la politique des pères fondateurs de la nation américaine [14, 80-83]. Il y a bien eu là ce que l'auteur n'hésite pas à appeler "un mythe fondateur de la démocratie libérale". À parcourir attentivement ces pages, on comprend combien les œuvres d'auteurs plus tranchants (D. Dupuis-Déri, J. Dewey, déjà évoqués, D. Losurdo, H. Zinn aussi), pourraient appuyer ce qui apparaît parfois comme une concession douloureuse, en nous obligeant alors à réexaminer l'ADN et les circonstances historiques et sociétales qui ont permis à certaines classes, sous l'appellation de libéralisme, de s'affranchir d'un absolutisme monarchique pour ce qui concerne l'impôt et la religion, mais sans se montrer trop soucieux de proposer un véritable programme d'émancipation à l'ensemble de la société. Et sûrement pas, loin s'en faut, aux couches inférieures, à la plèbe, et encore moins aux populations indigènes relevant de leur pouvoir. Tout au contraire, et inévitablement, penseront certains. Lorsque Washington définissait son pays comme "libéral et énergique" il l'appliquait sans vergogne à un pays pratiquant l'esclavage et se livrant à des pratiques génocidaires à l'encontre des Indiens.
Et il suffirait bien sûr aussi, de regarder tout l'histoire politique de la France du XIXe siècle pour comprendre combien le libéralisme, allié plus ou moins à la monarchie, aux doctrinaires, a pu s'ingénier à se prémunir d'une effectivité réelle du pouvoir du peuple, s'accommoder assez aisément de l'esclavage dans les îles sucrières sous prétexte de préserver la nation des errements d'un peuple qu'il s'ingéniait à dévitaliser, à pousser à la violence par ses injustices et les violences de son déni.
Mais cette réalité antidémocratique, pour Mounk, est loin, qui plus est, d'être seulement chose du passé, la tache originelle qui compromettrait une alliance durable entre ce mot et l'exigence d'une souveraineté populaire, précisément au profit de véritables libertés. Les menées antidémocratiques sont aussi une réalité bien actuelle de nos sociétés modernes. Et bien loin d'être en régression qui plus est : transformant ainsi sans vergogne celles-ci en un terrain de jeu pour les technocrates et les milliardaires [14], ne concédant que les libertés exactement nécessaires au dynamisme économique, encourageant l'esprit de prédation et de concurrence, en satisfaisant vaille que vaille à l'illusion de souveraineté populaire pour des citoyens ou observateurs peu exigeants.
À ce titre, l'Union Européenne, note Mounk, en son établissement actuel, au travers de la signature à marche forcée du traité de Lisbonne en 2007, le pouvoir conféré à la Commission, la façon dont a été négocié le dossier grec – on se rappelle l'humiliation d'Alexis Tsipras et le jour noir du 13 juillet 2015 [22-24] – est une illustration sans appel de ce déni de la souveraineté populaire. De façon plus générale, avec le développement et la mise en place des grandes cours juridictionnelles des différents états, les statuts des banques centrales, s'installe ouvertement l'argumentaire qui veut que pour assurer le "bon" fonctionnement de ces institutions, et dans l'intérêt de tous, il est nécessaire que celles-ci en leurs fonctionnements, leurs décisions et régulations, échappent ou soient à l'abri d'une volonté politique jugée trop dépendante des électorats [88-134], ces derniers étant considérés bien évidemment comme trop versatiles et impulsifs. Les problèmes sont toujours trop complexes, trop techniques, ou aux implications trop sérieuses pour être laissés à l'appréciation des incompétents. Cela dit, ce n'est pas parce qu'il est toujours ardu et ambitieux de construire un collectif qui mériterait ce vocable de "démocratique" qu'il faudrait en tirer prétexte pour neutraliser l'idée de souveraineté populaire au profit de petites minorités. Tocqueville lui-même, en son temps, libéral s'il en est, notait bien que le dynamisme foncier du peuple, impulsé par l'implication de chacun dans un collectif qui fait sens, valait sans doute tout autant sur la durée, en dépit de l'inexpérience des uns et des autres, qu'une plus grande compétence immédiate mais dispensée par une aristocratie et peut-être moins soucieuse du bien de la majorité. Cela étant, ce qui est peut-être le plus inquiétant, pourrait-on ajouter c'est bien que ce type de raisonnement évoqué plus haut, en faveur d'une certaine épistocratie, n'est plus celui de propos discrets échangés en aparté, mais une évidence proclamée publiquement par nombre de relais médiatiques et qui semblent alors aller de soi pour les chroniqueurs distingués du moment.
Après ce long aparté, il n'en reste pas moins que Mounk, bien sûr, priorise le danger populiste qui prétendant être la voie du vrai peuple, sait accaparer les suffrages, avant de faire taire, peut-être cette même volonté populaire, par des procédés assez discutables. Si l'on ne peut que ratifier cette dénonciation des simplismes populistes, l'appel à l'immédiateté du référendum [75], la dénonciation a priori des médias, des partis politiques, désignant et fabriquant à l'envi des boucs émissaires, il aurait fallu à tout le moins mettre ces simplismes en regard de ceux de la prose d'un certain libéralisme qui ne sait que brandir le drapeau des nécessités de la croissance et de la dérégulation, que dénoncer l'archaïsme des syndicats, le corporatisme des uns ou des autres, l'inertie de la fonction publique responsables de tous les prétendus maux de la société, récitant avec délectation les nouvelles Tables de la loi du Marché, pour mieux se sanctifier, en s'attribuant sans fausse modestie à eux-mêmes, le monopole de tout un panel de vertus, depuis le courage, la lucidité, jusqu'au dynamisme, en passant bien sûr par l'esprit de responsabilité. Les simplismes, malheureusement, ne sont jamais que rarement d'un seul côté.
Mais l'auteur, à ce niveau de l'ouvrage, nous l'avons vu, ne semble plus véritablement intéressé par la question de la gangrène du collectif par des minorités prédatrices, uniquement soucieuses de leurs privilèges ou prétendant sauver le peuple de lui-même. Pour l'heure, il nous propose un passage en revue des différents populismes dans lesquels sont amalgamés peu ou prou, postures et annonces simplement démagogiques, partis politiques prêts à se muer en un autoritarisme policier et sécuritaire émanant d'une personnalité dite "forte", ou gouvernements expérimentant des mesures peu conformes, effectivement, à la doxa libérale ou à la gouvernance des grandes institutions internationales. Et dans ce gotha, on retrouvera sans trop de surprise des noms de leaders bien connus : Victor Orban (Hongrie), Marine Le Pen (France), Geert Wilders (Pays-Bas), Nigel Farage (Royaume-Uni), Norbert Holder (Autriche), Frauke Petry (Allemagne), et bien d'autres encore, ceux de partis aussi (Fidesz, le Rassemblement National, Pegida, Ukip, M5S etc.), en Espagne, en Italie, en Pologne et ailleurs. Et il n'est pas d'ailleurs jusqu'à la Suisse qui ne se montre parfois transi par ces sirènes ou ses prurits populistes [70].
Mais c'est bien sûr Donald Trump, qui, pour Mounk, représente la figure exemplaire du populisme moderne : un Président, certes désigné par les urnes, mais qui semble s'attacher avec une constance stupéfiante, à faire voler en éclats toutes les règles d'une parole démocratique responsable, aussi bien en attaquant les représentants tout aussi démocratiquement élus, les responsables des grandes agences du pays, tonitruant sans limites lorsqu'il s'agit des problèmes de l'immigration, transformant ses adversaires en ennemis, insultant les journalistes, les médias et les traitant ouvertement comme étant les ennemis du peuple, et ne se souciant guère, accessoirement, de distinguer ses intérêts privés et ses fonctions publiques. Il ne serait donc rien de moins que le ça de l'Amérique [15], un ça que Mounk s'empresse, on s'en doute, d'opposer aux figures de son panthéon de la pensée et de l'action désintéressées, que seraient celles d'Hillary Clinton ou bien sûr de Barak Obama.
Cela étant, si la grossièreté des manières de l'occupant actuel du Bureau ovale semble devoir être la signature du personnage, encore eût-il fallu que l'auteur prît garde de ne pas se montrer trop rapide à l'endroit d'autres politiques, qui sous un langage certes bien plus policé, se permettent tout autant de témoigner dans leurs décisions, leurs postures ou leurs "petites" phrases soigneusement distillées, de leur mépris à l'endroit de certaines classes, des corps intermédiaires, des syndicats, du Sénat parfois même, de rester étagement silencieux à l'endroit du comportement des forces de police, capables d'attaquer aussi les médias, de compromettre les libertés publiques ; et cela au point d'inquiéter des rapporteurs de l'ONU, la commissaire aux droits de l'homme de l'union Européenne, ou le Défenseur des droits français. Et ce n'est effectivement pas un discours aussi clivant que l'opposition entre progressisme et populisme mise en place par la communication de l'actuel Président français, reconduisant un chantage électoral presque désormais classique dans notre histoire récente qui peut obvier à la nécessité d'une interrogation sérieuse sur ses fondamentaux. La légalité d'une élection, effectivement n'est pas tout. Et on ne peut que se demander comment caractériser un régime où l'invocation perpétuelle des prétendues attentes de l'électorat initial sert à justifier les réformes à tout va, le gouvernement par ordonnances ou le dépôt de projets de lois les plus divers devant une majorité parlementaire soumise ? Comment nommer une tendance à paraître vouloir en finir avec toutes les structures et les statuts de la société, dès lors qu'ils sont désignés comme autant d'obstacles ou d'inerties en lieu et place de l'énergie et la bienveillance du "contrat" initial ? Et cette interrogation que l'ouvrage de Mounk ne laisse pas d'éveiller chez plus d'un lecteur français, plus ou moins incité à y répondre comme d'aucuns par la conceptualisation d'un "libéralisme autoritaire" à défaut de parler de libéralisme antidémocratique, dessine aussi une limite plus générale de son entreprise. Les configurations politiques du moment, dans les pays de tradition libérale, sont peut-être trop diverses, socialement, culturellement, institutionnellement, pour que sa grille de lecture ne paraisse pas un peu trop vague, voire pire, susceptible de n'être au fond qu'une stratégie de survol pour valider et reconduire plus aisément son opposition de départ entre démocratie antilibérale et libéralisme antidémocratique. Une opposition qui n'est peut-être déjà, nous l'avons vu, qu'une polarisation quelque peu artificielle fabriquée par des approximations ou déplacements sémantiques et conceptuelles peu éclairants.
Toujours est-il, insistons-y une dernière fois avec l'auteur, que le phénomène de montée en puissance de la réception aux thèse populistes est donc une évidence, y compris dans les pays de la vieille Europe, et que cela peut se chiffrer et se repérer par des enquêtes précises, comme celles menées par la World Values Survey Association ou d'autres [153-163]. "En 1995, par exemple [aux états-Unis], seule une personne sur seize pensait qu'un régime militaire constituait un bon système de gouvernement ; aujourd'hui, une sur six le pense" [13]. Et le sentiment que des alternatives sont recevables et envisageable, ne cessent partout de progresser dans les enquêtes. D'autant plus, et l'auteur y insiste que la jeunesse qui n'a donc pas toujours eu l'occasion de faire l'expérience de régimes plus autoritaires – les millennials – ne fait pas exception [156-157, 174-179]. La désillusion, le divorce ne cessent de se creuser, et la déconsolidation de la démocratie libérale de cesse de s'aggraver.
La menace étant désignée et qualifiée, l'auteur prétend alors analyser, nous aider à comprendre les raisons de sa virulence grandissante. Sans pour autant on s'en doute, en être réduit à d disqualifier trop ouvertement ni le peuple lui-même, ni véritablement les élites. Une catégorie de laquelle on attendrait au demeurant, à l'instar d'autres manques déjà soulignés, un minimum de description, tout de même : celles-ci pouvant renvoyer aussi bien à des personnalités dotées d'une véritable autorité morale ou intellectuelle, des techniciens éminemment compétents dans leurs domaines respectifs, ou simplement des hommes de pouvoir, économique, politique ou autre, voire simplement les bénéficiaires des prébendes et autre rentes de situations que permet peu ou prou un système parfois relativement opaque et incestueux. Et il serait primordial de savoir quels sont les liens de fait, les collusions, les antagonismes possibles entre ces catégories, tant nous avons là avec une telle appellation d'élites, d'une part l'objet essentiel de la dénonciation ou vindicte populiste, d'autre part de la rancœur possible du peuple, et enfin le label si gratifiant pour ceux qui peuvent en être ou s'en vouloir les desservants. Mais nous n'en saurons jamais davantage. Encore un mot-valise que l'on agite comme personnage d'une tragi-comédie, à côté de ceux de libéralisme, de peuple et de démocratie, et dont le brillo du metteur en scène s'apprête à nous donner le dénouement plus ou moins convenu après les rebondissements et digressions d'usage.
Qui plus est et c'est ce qui est bien remarquable, c'est que l'on aurait tort, de penser qu'avec la fantasmagorie ou l'argumentaire originel et continué mis en place avec plus ou moins de bonne foi par des "élites" ou les technostructures que l'auteur a commencé par nous décrire, nous aurions là l'explication suffisante de la nature et de l'intensité de la menace du populisme actuel. Ce qui en soit devrait être encore une promesse d'analyse et d'interrogation peut-être plus fine que le clivage lui-même proposé.
C'est là que Mounk croit d'ailleurs bon, pour commencer, de rappeler, sans grande originalité cela étant, que ce ne sont peut-être point à tout prendre les libertés qui seraient au cœur des revendications du peuple aujourd'hui et qu'ils s'inquiéteraient éventuellement de se voir confisquer demain, dès lors que les partis ou les hommes populistes arriveraient grâce à lui au pouvoir par les urnes. Non, l'essentiel, si la situation actuelle doit être réellement intelligible, se jouerait au niveau d'autres valeurs.
Peut-être, remarquons-le en aparté avant d'aller plus loin, concernant cette question des libertés, aurait-on pu tout de même, quitte à accuser le peuple de cette turpitude, se demander comment on en est rendu à ce bien triste dédain des libertés. Depuis La Boétie, au seizième siècle, c'est tout de même une question grave mais toujours éclairante de savoir pourquoi non seulement on ne sait pas comment être libre, mais pourquoi on se désintéresse de la liberté et que l'on en perd presque le goût.
Toujours, toujours dans cet ouvrage nous nous heurtons au règne des implicites, aux évidences, au même survol à bon marché des problèmes, et au même refus de déplier les concepts réduits à l'état de chiffons que l'on agite avec professionnalisme pour éveiller dans un certain public l'impression de comprendre des choses graves.
Trois données [26-29], selon Mounk, peuvent être ainsi dites significatives pour rendre raison du terreau favorable à la déhiscence des populismes d'aujourd'hui. La première serait donc le développement de réseaux sociaux [197-215]. Et Mounk d'insister sur la différence essentielle d'avec les autres moyens de communication ; que l'on parle de l'imprimerie, de radios ou même de certains usages du Web, pour ce qui est le partage des connaissances. Non seulement ces réseaux sociaux sont-ils une technologie qui permet une divulgation générale et quasi instantanée de quelque message que ce soit, mais ils ne relèvent plus, de par leurs coûts, de sources émettrices assez rares, et à ce titre, aisément contrôlables.
Aussi sincèrement que l'on ait pu croire avec l'arrivée de ces réseaux sociaux se ranger sans coup férir dans le camp des techno-optimistes, y voyant l'outil d'une nouvelle sociabilité ou l'arme des combats d'émancipation il faudrait donc déchanter. Ce à quoi nous assistons, c'est bien non seulement, peut-on dire, à l'instauration d'un espace potentiel de contrôle commercial ou gouvernemental, mais tout aussi bien, d'après Mounk, un incubateur ou un relais idéal de toutes les stratégies de désinformations fomentées par les adversaires plus ou moins mystérieux ou avérés des démocraties idéales.
Bref, au final, voilà le temps du viral, de l'immédiateté, l'absence de vérification possible ou même demandée, agrégeant de façon très artificielle des individus-atomes ou des tribus qui a tort ou à raison se détournent des médias traditionnels tout en étant dépourvus des outils intellectuels qui leur permettraient de développer par ailleurs une véritable distance critique à l'endroit des sources qui captent leur confiance. Or, c'est bien la nature et le public de ces réseaux qui feraient le jeu de tous ceux qui veulent déstabiliser les élites, assurant ainsi une résonance à toutes les violences et forfaits possibles, réels, fantasmés, ou inventés, de toutes pièces des pouvoirs en place, en en lieu et place d'un ordre public plus maîtrisé, fût-ce par une censure de fait et de droit ou une distorsion volontaire ou non de l'information.
Mais, quitte à se répéter, nous restons sur notre faim. N'aurait-on pas pu en dire davantage ou du moins distinguer sérieusement par exemple le problème des fake news et la propagation des propos injurieux, voire haineux, que l'on s'ingénie à confondre, alors qu'il relève de deux problèmes qui peuvent différer grandement ? Dès lors que l'on laisse de côté le cas d'une action concertée par certaines puissances étrangères, une fake news ne pourrait-elle pas être pensée, pour autant que l'on s'efforce de reconstituer les motivations de leurs auteurs, et c'est bien ce qui importe en effet, comme une réaction ou réponse, quelque peu stupide certes, mais légitime, à la violence intellectuelle d'une idéologie, d'une mise en récit diffuse et continue par les médias de celle-ci ?
Comment ne pas comprendre, dès lors que l'on veuille comprendre, et non pas seulement pointer et instrumentaliser un phénomène regrettable et condamnable, qu'il est difficile d'éveiller le respect de la vérité, son désir, et la rigueur intellectuelle qu'elle suppose dans un certain public, dès lors que celui-ci peut avoir le sentiment non seulement d'être exposé parfois plus que de raison à des mensonges ou des demi-vérités venus d'en-haut, mais plus fondamentalement et quotidiennement à une novlangue, une torsion de langage qui prétend leur imposer non seulement une certaine perception, interprétation et valorisation de la réalité, mais tout aussi bien la perception de ce que lui, le peuple, est et devrait être.
Certes, que ces dits réseaux modifient la chimie du collectif, en accélérant, intensifiant les relations, en donnant des précipités parfois inquiétants, est bien une évidence. Mais qu'ils soient un vecteur de certaines puissances déstabilisatrices et concertées des pouvoirs en place ne suffit pas néanmoins à en faire un élément significatif de l'étiologie du populisme. Nous avons là affaire tout de même, avec ce nouveau mode relationnel, à une possibilité d'un lien politique, qui au lieu d'être ordonné, régulé, sécurisé, contrôlé, si souvent selon des finalités douteuses, par une verticalité intrusive, doit affronter maintenant les problèmes de la liberté d'une relation horizontale, fluide, immédiate, aux frontières indéterminées. Qui en doute ?
Bref, si le Web favorise les rumeurs les plus folles, les propos haineux ou les plus odieux, les manipulations les plus diverses, ce n'est pas désormais en prétendant le contrôler d'une façon ou d'une autre "à l'ancienne" avec les argumentaires que l'on sait, que les instances qui le contrôleront regagneront en crédibilité et lutteront de façon adéquate contre le complotisme : tout au contraire. Et ce que les citoyens peuvent réclamer, c'est d'une part que les géants du numérique cessent de faire de l'argent directement ou indirectement avec leurs data en organisant de façon inquiétante leur surveillance, comme le souligne l'économiste Shoshana Zuboff dans un ouvrage récent paru aux états-Unis (L'âge du capitalisme de surveillance), et que d'autre part les gouvernements ne profitent pas de dérives moralement graves ou de menées concertées dangereuses, pour déployer une législation suffisamment vague qui risquerait de réduire abusivement ces libertés d'expression qui, en dépit de toutes leurs dérives et vulgarités, permettent du moins aussi une possibilité démocratique précieuse de dénonciation, de concertation et d'action collective.
La seconde donnée que l'auteur veut tenir pour explicative concerne l'économie, ou plus exactement la stagnation économique alliée à la montée en puissance de la précarité au travail, et tout autant à l'accroissement des inégalités [217-230]. De fait, il serait difficile de contester que celles-ci sont bien évidemment une des raisons déterminantes des crispations populistes. Surtout si l'on prend acte que c'était le progrès du niveau de vie, qui ait été, de fait, comme nous le dit donc l'auteur un des vecteurs déterminants de l'adhésion traditionnelle de certaines classes moyennes à la démocratie libérale. Une explication qui consonne avec une donnée géopolitique de plus en plus évidente montrant combien les valeurs libérales sont désormais loin d'apparaître comme une condition nécessaire de la puissance et de la croissance économiques.
D'un regard rapide sur les statistiques présentées, il ressort néanmoins que ce ne sont pas toujours les plus pauvres qui s'inquiètent le plus, mais tout autant, sinon davantage, les classes qui ne peuvent plus se projeter de façon satisfaisante, de par les modifications du marché de l'emploi : qu'il s'agisse de l'automatisation des tâches, le développement des services ou les délocalisations massives de certaines productions. Et cela aussi évident qu'il soit, par ailleurs, que nous vivons dans un monde plus prospère que celui de nos ancêtres. Cela étant, peut-on ajouter, ce n'est pas seulement l'envie ou la passion pour le bien-être qui nous rend sans doute insupportable le creusement des inégalités, mais peut-être davantage le sentiment qu'un monde où la redistribution des richesses se fait de façon aussi brutale, indépendamment même du cynisme parfois de ceux qui en tirent profit, n'est tout simplement plus un monde humain satisfaisant. Car il appert qu'en parallèle à la prospérité globale, ont progressé aussi les standards éthiques, les exigences d'un vivre ensemble, qui réclament davantage de décence dans la distribution des revenus, des protections et des chances, pour tout ce qui permet à chacun de décider à peu près de son destin avec les autres, et non pas, certes, au détriment de ceux-ci.
La dernière donnée explicative, on pouvait l'attendre, est celle de l'identité, malmenée par les problèmes de l'immigration [231-260], corrélée à la précarité économique. Certes, le besoin d'identité, se greffant sur l'idée de nation, peut se révéler explosif pour plusieurs raisons que l'auteur, là encore, aurait pu analyser avec un peu plus de sérieux. S'il est vrai que l'identité par le nationalisme, est une forme de construction assez paresseuse parfois, et violente en ses expressions, celle-ci est bien souvent la résultante bien compréhensible de l'implosion des cadres sociétaux traditionnels, famille et travail. Et les politiques libérales ont peut-être beau jeu de critiquer les crispations identitaires, de les stigmatiser, au nom d'un souffle nouveau et généreux, alors qu'elles mettent en œuvre des pratiques économiques et managériales qui s'ingénient à déréguler les statuts, à détruire le sens du travail pour toujours plus de contrôle et de profit, avant de fragiliser la sphère privée elle-même. Mais ce n'est pas le numérique qui suffit tout de même à rendre compte du développement de la souffrance au travail, du burn-out, et du développement des suicides liés au métier.
Dans la même optique, tout le monde n'est pas tenu d'adhérer à l'imagerie de l'individu désaffilié, n'étant responsable que de lui-même, satisfait de de vivre au rythme de l'imagerie des magazines spécialisé en destinations lointaines et "authentiques", ou ayant adopté une psyché "métamorphique", adaptable à toutes les exigences de l'efficience professionnelle. Pas plus que chacun n'est loisible de se satisfaire de l'évidence du jour selon laquelle la véritable identité de l'homme moderne devrait résider au premier chef dans la prise de conscience qu'il n'est rien d'autre que le produit et la rencontre heureuse de plusieurs dispositifs et cercles d'identifications. On le voit, pour autant que le souci d'identité persiste, aussi équivoque que soit là encore le sens de ce besoin, de son importance et de ses modalités de satisfaction, il n'est pas certain que la question soit aussi aisément réglée qu'on fait mine de le croire, dès lors que chacun, et souvent chacun avec d'autres, peut avoir le sentiment, que même sans violence physique effective, il peut néanmoins être fragilisé et atteint en ce quelque chose qui compose le "monde" dont nous avons besoin.
Ces explications données, Mounk voudrait que son ouvrage soit autre chose qu'un parmi tant d'autres, qui aussi intéressants qu'ils puissent être en ce qui concerne les analyses, se révèlent désespérant de banalité lorsque l'on doit passer au stade des propositions. [478]
à défaut de pouvoir se dispenser de toute forme de nationalisme, il aimerait du moins le domestiquer ou développer un "patriotisme inclusif", refusant de se rallier à une gauche qui rejette conjointement les pères du libéralisme et les idées de nation, osant même refuser de célébrer le personnalité ou l'œuvre de Thomas Jefferson [296-297].
Mais sans doute que prétendre voir en Emmanuel Macron, le président français, se rendant à Marseille, le modèle de ce patriotisme inclusif et ouvert, par opposition à celui de M. Le Pen [300] n'est pas sans risque, tant certains observateurs y verraient là plus aisément une posture, la caricature d'un libéralisme opportuniste, recourant à une geste abusant quand il le faut de la symbolique, nationale, patriotique, et républicaine, pour mieux servir de contre-feu aux effets dévastateurs de la déstructuration à marche forcée d'une société : la fameuse "dissociété" de Jacques Généreux, sommée de se mettre à l'écoute des valeurs et des nécessités supposées d'une modernité, digne d'une plaquette de présentation, sur papier glacé d'une business. Si Donald Trump est le ça de l'Amérique, Emmanuel Macron pourrait bien être – laissons le temps servir de révélateur définitif – celui d'un libéralisme dogmatique et agressif parfaitement décomplexé.
Mounk enjoint les acteurs politiques de "réparer" l'économie. Quand bien même reconnaît-il que des politiques économiques ont été ouvertement menées au profit des minorités les plus favorisées [312-317], il est convaincu que l'on peut lutter efficacement contre les paradis fiscaux ou les échappatoires à l'impôt, dès lors qu'on s'engage dans une politique volontariste [318-319]. Au lecteur de conclure que de toute évidence, on ne le veut guère ; dès lors surtout que l'on se montre dubitatif à l'endroit des postures de matamore de certains responsables qui ne coûtent que peu, en sachant que là encore, l'Europe sera le bouc émissaire idéal pour les élites devant se dédouaner devant l'opinion publique de leur "échec", en dépit de leur "pugnacité" soigneusement mise en scène.
Il souhaiterait que l'on s'occupât davantage du logement [321-324]. Certes. Et que l'on investît, à la différence de la Californie donnée pour exemple, davantage dans l'éducation et la recherche que dans les prisons [325]. Et que l'on songeât aussi à optimiser l'enseignement par le recours au numérique. Sujet éminemment sensible si l'on veut se pencher dessus sans a priori, et qui articule des questions non seulement technologiques, mais aussi bien cognitives et même éthiques, mais qui évoquées comme dans cet ouvrage sans les développements nécessaires [327] peuvent renvoyer en fait au pire comme au meilleur. Il suffit de prendre la mesure des effets négatifs de certaines politiques bureaucratiques enthousiastes en la matière, y trouvant là surtout prétexte à réduire les coûts, à contrôler davantage les enseignants, et à refouler certains problèmes cognitifs décisifs, pour en être persuadé.
Le dernier aspect de ces remèdes, qui consiste à "refonder la religion civique" [339-361] ne laisse pas non plus d'être, là aussi par son vague, des plus inquiétants, surtout lorsqu'il semble reconduire celui entourant la réinvention de l'état-Providence qu'il appelle de ses vœux [328-332]. Comment peut-on écrire, dans un ouvrage qui se veut analyse et force de propositions, devant le phénomène de l'intégration, une phrases comme celle-ci : "Tout cela réclame une réponse qui soit rigoureuse sans être naïve, et susceptible de bénéficier du soutien populaire sans devenir populiste : afin de remporter le combat pour une forme inclusive de patriotisme, les nations doivent se concentrer sur la nécessité de nourrir un sens de la communauté citoyenne et de calmer les craintes qui persistent à propos des migrations futures." [301].
S'il est aisé de ratifier son souhait que l'argent intervienne moins dans la vie publique, il l'est tout autant pour ce qui a trait à son constat porté sur l'enseignement. Un enseignement de plus en plus "normalisé", "séquencé", pour des élèves de plus en plus ennuyés, de moins en moins capables d'attention, et cela pour des raisons déjà bien documentées, ne supportant le cursus que dans la perspective d'un diplôme dont tout l'intérêt est dans l'employabilité qu'il peut signifier ; des enseignants de plus en plus déconsidérés, reconvertis de gré ou de force en prestataires de services, qui sous la coupe de managers, dans des établissements non seulement asphyxiés financièrement, mais qui doivent néanmoins dans le même temps satisfaire aux goûts, aspirations, projets personnels des consommateurs de "formations", et répondre avec empressement aux exigences des représentants des bassins d'emploi locaux ; que l'on veuille alors en même temps que l'école, l'Université soient des lieux d'apprentissage des valeurs de civisme, d'exigence intellectuelle, gardiens vigilants de l'esprit des Lumières : décidément, tout cela ne manque pas de sel. On comprend aisément, combien beaucoup en restent désabusés ou développent ironie et cynisme, alors que dans le même temps certaines filières d'excellence s'emploient, les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), on ne le sait que trop en France, à reproduire des élites, dont le souci du bien public n'est pas nécessairement en tête de liste de leurs ambitions et autres "feuilles de route".
Enfin, pour clore ce programme, il est aussi question de courage et même de manifestations. Mounk nous invite sans ambages à nous montrer prêts à descendre dans la rue pour lutter contre les populistes [380]. Bien. Mais là encore, rien ne nous sera dit sur les seuils au-delà desquels la manifestation pacifique ne suffit plus, non plus que sur la nécessité de manifester pour s'opposer éventuellement, cette fois-ci, aux coups de boutoir d'une politique libérale antidémocratique qui est cependant une réalité tout aussi actuelle.
Voici un ouvrage singulier d'un jeune et brillant universitaire, qui dispense, qui plus est, son enseignement au sein d'une prestigieuse institution, et qui tétanisé par l'élection de Donald Trump, veut voir en celui-ci le représentant national, l'incarnation exemplaire d'une tendance lourde menaçant l'ensemble des démocraties d'aujourd'hui. Or, autant est-il tout à fait capable de dresser une généalogie du devenir des dites démocraties libérales, de l'habillage, du maquillage des motivations qui ont présidé aux développement de celles-ci, autant se livre-t-il à de fructueux rappels factuels sur l'état politique de nos sociétés, convoque-t-il les données d'enquêtes instructives, autant se montre-t-il beaucoup moins à même de proposer autre chose que des aménagements à la marge assez classiques ou académiques, et bien davantage encore, d'ouvrir la boîte noire des concepts utilisés. Un livre décevant donc, pour ne pas dire bâclé, et non pas tant pour ses prises de position que pour son manque d'analyse patent.
Et force est de reconnaître, de façon plus générale, qu'il est peut-être temps pour le lexique de la philosophie politique de se renouveler en lieu et place d'une jonglerie équivoque et définitivement stérile avec des mots qui ne sont peut-être plus seulement essentiellement contestés mais tout bonnement la simple forme d'effets rhétoriques ou de substituts de véritables analyses. Le terme de "libéralisme" est devenu aussi creux, incertain, en termes de description et d'outils conceptuels, que celui de "démocratie", et d'autant plus que l'on prétend faire de ce premier terme un brevet de respectabilité pour les politiques les plus diverses, ou les plus discutables pour ce qui est du souci du bien commun.
On reproche aisément, et on peut reprocher au peuple bien des choses, surtout si l'on veut entendre par le mot "peuple" une population, une masse, un collectif atomisé, énervé ou hébété par les inégalités, par les précarités, par tout ce qui échappe à sa souveraineté. Mais à parler d'un peuple contre la démocratie, comme l'énonce le titre, est tout de même douteux, ou à tout le moins terriblement ambigu : qui plus est après ce parcours qui nous aura montré la nécessité de préciser si cette démocratie n'était pas en fait une société déjà minée, vampirisée par des élites technocratiques et financières ou un collectif cancérisé par des politiques économiques dites "libérales". Cet ouvrage, décidément, aura fini par donner le sentiment fâcheux du temps perdu. Cela étant, il n'y a là rien de dramatique. Car nul doute en effet que ses facilités, son refus de remettre en cause des scénarios déjà bien établis, pour ne pas dire ressassés, lui vaudront les suffrages d'un large public. Il y avait au détour de certaines pages, quelques indices d'une possible originalité. L'auteur aura sans doute cru bon d'en préserver la promesse ou le capital pour un autre livre ; nous sommes prêts à nous en convaincre. Respectons son choix.
© 2019 Bruno Hueber & GRAAT On-Line