André-Marie
Harmat (dir.), Musique & littérature : jeux de
miroir (Toulouse : Éditions Universitaires du Sud, 2009). 25€,
413 pages, ISBN 978-2-7227-0120-0–Éric Athenot, Université
François-Rabelais, Tours
Roland
Barthes, dans L’Obvie et l’obtus, résume avec force
l’opposition fondamentale relevée de tout temps entre
musique et littérature : « Par rapport à l’écrivain,
le musicien est toujours fou (et l’écrivain, lui, ne
peut jamais l’être, car il est condamné au sens)
». Il rappelle que la musique, contrairement au langage, est
constituée de signifiants, les signifiés étant
l’apanage du seul langage. Ce débat opposant langage
et musique, son et sens, a produit une multitude de traités
et d’essais, où se sont illustrés les plus grands
philosophes (de Platon à Nancy), comme les plus influents musiciens
(de Monteverdi à Boulez). Au fil des siècles, et tout
particulièrement dans notre pays, un consensus semble s’être
formé autour d’une supériorité évocatoire
de la musique sur le langage, la première, pour reprendre Valéry,
créant comme nul autre art « un sentiment sans modèle
». Dans le monde anglo-saxon, et plus particulièrement
de l’autre côté de l’Atlantique, il semblerait
que l’homme de lettres n’ait pas éprouvé
le même degré de timidité face à l’art
musical. Edgar Allan Poe, on s’en souvient, jeta les bases d’une
composition poétique qui confère au son, au nombre et
au rythme la même éminence que la signification. Mallarmé,
on le sait, s’en saisira pour tendre vers le « silence
impartial » d’une langue poétique enfin libérée
de la cacophonie du « reportage ».
Les
études anglicistes en France ont su tirer parti ces trente
dernières années du rapprochement des littératures
anglophones et d’autres formes d’art, la peinture et le
cinéma avant tout. Nul chercheur en littérature anglophone
n’ignore aujourd’hui le sens du terme ekphrasis, comme
il est désormais attendu des candidats aux concours de l’enseignement
secondaire des compétences en matière d’analyses
filmique et photographique. Si le jazz, le rock et les musiques populaires
ont gagné en visibilité dans le champ des études
anglicistes, il en va tout différemment de la musique dite
« savante » ou « classique ». La place qui
lui est réservée ne semble malheureusement pas refléter
l’étendue des rapports qu’entretiennent avec cette
dernière les créateurs littéraires de langue
anglaise. Peut-on imaginer le scandale que provoquerait parmi les
formateurs et les étudiants le président de jury qui
oserait mettre au programme du CAPES ou de l’agrégation
The Gold Bug Variations assorti de l’enregistrement des Variations
Goldberg par Glenn Gould ? On rétorquera, un peu trop facilement,
que la musique exige un degré de technicité supérieur
à celui que réclament le cinéma, la photographie,
ou (ce qui est déjà plus discutable) le jazz ou le rock.
On objectera enfin la tenue de colloques, d’ateliers ou la publication
d’articles consacrés à la musique ou à
des phénomènes d’écriture d’inspiration
musicale : en attestent, par exemple, le numéro 10 (2004) de
la revue Imaginaires, intitulé Polyphonies dans les littératures
de langue anglaise ; ou Les Musiques savantes américaines :
questions d’esthétique (Revue française d’études
américaines n° 117) publié en 2008. Il demeure que
le dialogue entre littérature et musique reste encore très
largement à explorer dans le champ des études anglicistes.
En
conséquence, on en saluera avec intérêt et gratitude
le présent recueil d’articles réunis par Andrée-Marie
Harmat. Professeure émérite, elle anime un groupe de
recherche au sein de l'Institut de recherches pluridisciplinaires
en arts, lettres et langues de l'université de Toulouse-Le
Mirail dont la réflexion est axée autour de la musique
et de ses rapports avec l’écriture. 2001 vit l’organisation
d’un colloque, suivi d’une publication d’importance
(Musique et littérature : intertextualités »,
Anglophonia, French Journal of English Studies, n°11, Toulouse
: Presses universitaires du Mirail, 2002). Le présent volume
est composé d’une introduction générale
assez courte, d’un lexique, de vingt-trois articles regroupés
en quatre parties (« Sons du sens ou sens du son », «
Musique et théâtre », « De l’hypotexte
musical à l’hypertexte verbal », « Structures
musicales en littérature »), suivis d’une bibliographie
diachronique de trente-trois pages. Les différents textes ambitionnent
de « poser les bases d’une méthodologie interartistique
» [7]. Les articles rassemblés se proposent en effet
d’explorer « l’intersémioticité de
la musique et de la littérature, son champ d’application,
sa méthodologie, ses limites » [9]. À une démarche
contrastive et statique est préférée une praxis
dynamique, qui tire le plus grand parti d’une mise en miroir
de deux idiomes distincts et a priori incompatibles. Plusieurs articles
s’attachent à montrer comment tel écrivain, à
l’instar de Virginia Woolf, « transforme » un hypotexte
présentatif […] en le « traduisant » en langage
verbal afin de l’intégrer à un hypertexte représentatif
» [171]. Sont aussi largement étudiés les phénomènes
de la variation et de la fugue, érigés en modèles
de construction et en modes de fonctionnement rhétorique.
L’écueil
d’une telle approche est la métaphorisation à
outrance (ce que soulignait déjà Bakhtin dans La Poétique
de Dostoïevsky). Les articles réunis dans ce volume ne
semblent pas toujours l’éviter, comme en témoigne
le recours constant aux termes de « dominante », «
tonique », « mélodie » ou « harmonie
». De nombreux tableaux et des extraits de partitions viennent
régulièrement souligner l’architecture musicale
des textes étudiés et leur dette envers la musique,
instrumentale avant tout. La place du sens ne semble néanmoins
pas toujours suffisamment élucidée, et l’analyse
musicale paraît à deux ou trois reprises portée
à un degré d’élaboration un rien excessif.
Le présent lecteur, détournant les propos de l’un
des auteurs [261], s’avoue parfois dubitatif sur la «
réalité littéraire tangible » des phénomènes
musicaux convoqués au fil des articles. Ces réserves
ne visent pas à diminuer la portée d’un tel ouvrage.
Bien au contraire. La mise en regard de la musique et de la littérature
est pratiquée au fil des articles avec un souci constant de
clarté pédagogique, et les excès relevés
plus haut sont imputables au souci de démontrer la validité
d’une démarche encore neuve dans le champ des études
anglicistes et le degré de maîtrise de ceux qui la pratiquent.
Il faut enfin souligner l’originalité et le courage des
approches, la science déployée au fil des démonstrations
et l’attention portée aux soubassements rhétoriques
des textes et à leur architecture, qualités qui rendent
indispensables la consultation de ce volume, dont on espère
qu’il saura susciter de nouvelles vocations dans le domaine.
©2009
Eric Athenot & GRAAT.