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William Clifford, William James - L'immoralité de la croyance religieuse, William Clifford, L'Éthique de la croyance religieuse, suivi de William James, La volonté de croire, (nouvelle traduction, préface et postface de Benoît Gaultier, Paris : Agone, Collection Banc d'essais, 2018). 17.00 euros, 128 pages, ISBN : 9782748903157 - Bruno Hueber, Université de Tours.
Parler de religion, et non pas seulement du religieux ou de spiritualité, signifie articuler simultanément entre elles trois dimensions. La première est ontologique : il existe un plan de réalité supérieure à celui auquel nos sens et notre volonté ordinaire peuvent nous donner immédiatement accès, que cette réalité soit une Puissance, un Principe ou une Personne, c'est selon. La seconde est sociologique : qui dit religion, dit communauté plus ou moins unifiée et hiérarchisée, assurant un culte, c'est-à-dire un lien quotidien et ritualisé, avec cet Autre. La troisième est psychologique ou éthique : la religion, par le vocable de sacré, définit pour l'individu, appréhendé en toutes ses composantes et expériences, ses émotions, volitions et intellections, un projet de vie orienté vers ce plan de réalité supérieure, et qui sera suscité, organisé, régulé, par ladite communauté.
Deux questions au moins vont alors bien évidemment se poser. Quelle est, tout d'abord, la modalité d'affirmation de cette transcendance : démonstration, intuition plus ou moins irrationnelle, ou révélation ? En théologie, pour caractériser la croyance en cette transcendance, on parlera de foi et on en fera une vertu décisive, théologale chez les chrétiens, en prétendant ainsi la distinguer foncièrement, spirituellement et moralement, aussi bien de la simple crédulité que de l'idolâtrie ou de la superstition, que ce soit, pour exemples, à propos d'un fait divers, d'une politique de réduction du chômage, d'une valeur quelconque, ou à l'endroit d'un individu plus ou moins charismatique. La deuxième question est bien sûr celle du lien avec la morale et l'on se demandera si l'on peut en concevoir une qui ne doive rien à un fondement ou une autorité métaphysique. On pourrait alors reprendre en général le pathos d'un personnage de Dostoïevski et laisser entendre que si Dieu n'existe pas tout est permis, mais nul doute que cette question du lien entre croyance religieuse et morale n'ait pris un tour nouveau au XIXe siècle. C'est que l'idée de dieu ou du divin, à tout le moins, a perdu quelque peu de son évidence, l'Eglise de son autorité, et la valeur de la foi elle-même, désormais, ne manque pas de faire débat à l'heure où la science se signale par sa rigueur intellectuelle, démontre son efficience, et apporte un progrès certain dans nombre de domaines, même si elle n'apparaît pas suffisante pour fonder une morale.
C'est bien dans ce contexte qui en France verra en 1890 la publication de L'Avenir de la Science d'Ernest Renan (1823-1892) après le fameux Syllabus du Pape Pie IX de 1864, que se construit dans le monde anglo-saxon une controverse dont les deux écrits proposés ici sont sans doute parmi les plus décisifs, et non pas seulement de par la personnalité remarquable de leurs auteurs respectifs.
Le premier est de William Kingdon Clifford (1845-1879), philosophe, mathématicien anglais de son état, membre de la Metaphysical Society, et parut en 1877 dans la Contemporary Review avec pour titre "The Ethics of Belief", après avoir été donnée sous forme de conférence l'année précédente.
Le second, un essai, The Will to Believe, une réplique au premier à vingt ans de distance, est de William James (1842-1910), philosophe et psychologue américain, membre de la Society for Psychical Research. Et si l'article précède son ouvrage de référence en la matière, The Varieties of Religious Experience paru en 1902, nul besoin de préciser que l'on y trouve déjà cependant beaucoup de son propos et de sa méthode.
Or, et c'est là tout l'originalité de cette controverse, ce qui est en discussion au travers de ces deux articles, ce n'est pas tant la nécessité de la croyance pour fonder la morale que celle de la légitimité morale de la croyance religieuse elle-même.
La position de William Clifford est alors à tout prendre assez simple, quoique fort remarquable par la radicalité de sa formulation. "Pour résumer : On a tort, partout, toujours et qui que l'on soit, de croire quoi que ce soit sur la base d'éléments de preuve insuffisants" [13]. Voici donc à l'heure de la science triomphante et de ses théories étonnantes (l'Origine des espèces de C. Darwin parut en 1859) une proclamation claire et nette qui ne pouvait qu'inquiéter au plus haut point la morale du moment. Si, en ce XIXe siècle voit-on nombre d'âmes respectables s'inquiéter de la perte d'influence de la religion, convaincues que cet effacement menacerait l'existence même de la morale, et donc l'ordre social, en risquant de semer un trouble des plus fâcheux dans les classes populaires, on comprend ce qu'il peut y avoir d'osé, voire de scandaleux dans le propos de notre auteur.
Car ce qu'énonce effectivement Clifford, au grand dam de nombre de ses confrères de la prestigieuse Metaphysical Society qui sortira d'ailleurs sérieusement ébranlée de cette "crise victorienne de la foi", c'est la thèse à double détente selon laquelle non seulement la morale n'a pas besoin d'une quelconque sacralité théologique pour s'établir, mais bien davantage que la religion comme croyance, que la croyance religieuse ou non, est avant tout stricto sensu contraire à toute morale. Affirmer ainsi, selon lui, sans vergogne une transcendance qu'aucune raison ou expérience ne peut attester ou étayer, ce que l'on appelle donc croire, c'est en fait nourrir ni plus ni moins de façon généralisée une véritable culture de la désinvolture intellectuelle, du mensonge et de la tricherie [11-13]. Et qu'il s'agisse de l'armateur qui veut se convaincre que le bateau en mauvais état affrété pour un transport d'émigrants tiendra cependant la mer [1-3], ou celui qui croit en Dieu, parce que la certitude lui plaît en général, et celle-ci en particulier, dans les deux cas nous avons bien affaire à la même faiblesse coupable.
Cela doit-il alors nous rendre impossible notre vie quotidienne, nous interdire de croire de quelque façon que ce soit, sachant que la croyance est inévitable dans l'action, celle-ci supposant toujours une projection dans le futur dont nous n'avons jamais, par définition, l'expérience ? Certes pas [16, 37-38]. Et il faut donc s'entendre.
De fait est-il ainsi parfois parfaitement raisonnable de croire telle ou telle assertion d'autrui. Mais uniquement et pour autant que je sois sûr d'une part de sa véracité, d'autre part que la connaissance qu'il revendique lui soit accessible [28] et qu'il la détienne, et enfin de son jugement, c'est-à-dire de sa propre rigueur intellectuelle [17]. Et ce ne sont pas les profits psychologiques, parfois indéniables, que l'on peut tirer d'une religion, ou la sincérité d'un Mahomet, d'un Bouddha ou d'autres prédicateurs, qui peuvent justifier en droit la foi que ceux-ci manifestent ou propagent [22-26]. Le bien-être intérieur ou la paix de l'âme, et la rigueur intellectuelle ou la force de l'esprit, n'ont pas vocation à se recouper ou s'harmoniser nécessairement.
Est-il raisonnable de se fier à la Tradition ? Certes, si nous savons entendre véritablement ce qui doit faire la véritable autorité de celle-ci : non pas un fourre-tout de certitudes indiscutables mais au contraire la culture de l'enquête qui a permis les progrès dont ne cesse de témoigner l'humanité [29, 33-36]. Ici, force est de constater que notre auteur subvertit avec une remarquable audace le sens et la valeur ordinaires de ladite tradition, n'étant si souvent rien d'autre, en effet, que l'habillage ou le pseudonyme flatteur de la certitude irréfléchie, collective, parfois tout fait stupide et vulgaire, mais quasiment sanctifiée par sa pérennité. Le sacrilège véritable réside alors, bien plutôt pour Clifford, dans la réduction de ce si précieux dépôt au rôle de narcotique pour nos incertitudes ou de tisane émolliente de nos inquiétudes [10]. Nous sommes bien là, avec cet auteur, aux antipodes, pour exemples, d'un Edmund Burke (1729-1797) célébrant les préjugés contre la raison critique et ivre d'abstractions des révolutionnaires français ou d'un René Guénon (1886-1951) bien plus tard, en France voyant dans la Tradition le synonyme adéquat de la vérité échappant à l'entendement étriqué et sécularisé d'une modernité digne du Kali Yuga des Hindous.
Est-il possible alors de se fier tout de même à notre instinct, mâtiné ou non de tradition ? à voir ! Prenons l'exemple de notre attitude face à un mendiant [32-33]. Une certaine tradition, une certaine sensibilité nous inciterait à donner sans "discernement" (le terme est significatif). Soit ! Mais pour Clifford, fort de l'idée que l'on doit pouvoir progresser dans le domaine moral, doit-on ainsi se rendre compte, que la véritable bienfaisance n'est autre que celle qui consiste à permettre au nécessiteux d'accomplir le travail pour lequel il est fait, "non celle qui l'encourage et le maintient dans l'oisiveté". Ou, toujours selon lui, à défaut de saisir exactement ce qu'est la "véritable" bienfaisance, nous avons du moins victorieusement (ou plutôt pourrait-on murmurer dans son dos, de façon "victorienne") échappé aux sortilèges des émotions ou de l'autorité, et ainsi élargi par là notre champ de conscience.
à tout prendre, il s'agit ainsi seulement de réguler la croyance, c'est-à-dire de réguler l'usage de l'inférence, cet art de passer de ce que je connais à ce que je ne connais pas. Autant est-il raisonnable, lorsqu'il s'agit de rendre compte de phénomènes naturels encore inconnus, de se fier à l'idée d'une uniformité de la nature et de ses lois si souvent vérifiée, et de supposer qu'ils sont similaires à ceux déjà connus, autant cette similitude est déjà moins avérée lorsqu'il s'agit de phénomènes humains où l'uniformité est bien moins établie, autant lorsque je passe à la métaphysique, prétendre affirmer ce que je ne connais pas à partir de ce que je connais dans le même temps où l'objet de cette croyance, le transcendant, serait censément de droit différent de principe, ontologiquement, de ce qui a été établi empiriquement, n'est ni plus ni moins que la dernière des absurdités, et des absurdités coupables, qui plus est [37-42].
La réponse de W. James consiste pour l'essentiel à refuser à Clifford, "ce délicieux enfant terrible" [53] le privilège d'une attitude délivrée de toutes scories passionnelles ou de tout jugement de valeur implicite : une position désincarnée qui l'amènerait à prétendre imposer une norme immédiatement indexée à la vérité. Dès qu'il y a exigence, il y a déjà valeur, et pour ce qui est de la valeur de vérité, deux positions sont possibles, aussi légitimes l'une que l'autre. Or, en la matière, il se trouve que celle de Clifford n'est pas tant celle de la recherche "empiriste" de la vérité, position scientifique que s'attribue James, que l'évitement à tout prix de l'erreur. Or rien ne permet de trancher entre les deux passions "absolutistes" qu'expriment ces positions, entre le primat de la crainte "de l'hypothèse erronée" et l'espoir que l'hypothèse soit vraie [79].
Rien, si ce n'est, semble susurrer James, le fait du progrès de la science, et donc de la valeur de la méthode qui ne consiste en rien de moins que d'avancer des hypothèses, au risque donc de se tromper, et de les vérifier ensuite, sachant que la science réside essentiellement en cette méthode de vérification [72]. Par le refus de la croyance religieuse, Clifford, c'est du moins ce que laisse entendre James, trahirait donc sa propre philosophie de l'enquête. "Aussi l'exhortation de Clifford sonne-t-elle à mon oreille de façon parfaitement extravagante ; elle est comme un général qui proclamerait à ses soldats qu'il vaut mieux à tout jamais ne pas se battre que de risquer la moindre blessure. Ce n'est pas ainsi que l'on gagne des batailles sur l'ennemi ou sur la nature" [68].
Bien davantage, autant dans le domaine des sciences de la nature, peut-on encore croire (en se refusant à toute forme de croyance) que la science serait possible sans passion, ce qui est certes une superbe façon d'ignorer les conditions humaines des progrès de celle-ci [71-72], autant dans le domaine qui engage l'homme, nous n'avons jamais seulement affaire à des faits à enregistrer ou à décrire mais aussi bien et de façon indissociable à des volontés et des affects qui non seulement valorisent mais produisent eux-mêmes de nouveaux faits. Par exemple, si l'on considère cette chose étrange que l'on désigne par le terme de confiance, c'est bien en fait celle-ci, avec le courage et la générosité qu'elle suppose, qui va bien souvent créer chez la personne ou le groupe qui en fait l'objet le comportement et l'intention qui justifiera cette confiance. Bien davantage, rien de plus immoral que de vouloir réduire les valeurs morales relationnelles, confiance, sincérité, à la conclusion d'une appréciation objective de leur rentabilité initiale. Le collectif en sa qualité propre, on ne peut l'ignorer, ne se construit que par cette croyance de la part de chacun en les autres, croyance qui fait précisément advenir la société conforme à cette croyance. "Il y a donc des cas où un phénomène ne peut se produire s'il n'est précédé d'une foi antérieure en son avènement"[76]. W. James anticipe ici remarquablement un des enjeux et problèmes de nos sociétés modernes, depuis le célèbre dilemme du prisonnier jusqu'aux travaux de l'économiste Elinor Ostrom (1933-2012). De façon générale, il faut dire que la qualité d'une relation authentique est irréductible à l'information exacte dont les membres disposent, et suppose même parfois ce manque d'information : autant prétendre, sinon, que j'ai confiance en mon amie parce que je lui ai implantée une balise GPS et un micro sous la peau, et que je suis à même de lister toutes ses dépenses faites avec sa carte bancaire. "Il y a donc des cas où un phénomène ne peut se produire s'il n'est précédé d'une foi antérieure en son avènement" [76]. La foi, la volonté, la confiance, dans nos relations aux autres, créent d'heureux possibles : c'est là une bien belle évidence de l'expérience. Mais pour ce qui est de la religion elle-même ?
La première chose à dire est que si la question fait sens pour moi [46-49, 78-79], "prôner l'attitude sceptique comme devoir tant que font défaut des preuves suffisantes en faveur de la religion revient à dire qu'il est plus sage et meilleur de céder à la crainte que l'hypothèse religieuse soit erronée plutôt que de s'abandonner à l'espoir que cette hypothèse soit vraie" [79]. Or, qui plus est, pour la religion, l'univers n'est plus un monde d'objets mais se réfère à une intention derrière l'ordre phénoménal. Et dit comme cela, l'analogie ou la continuité avec l'ordre des relations humaines est alors évidemment pertinente : de même que le sceptique ne doit pas s'étonner que les autres hommes n'aillent guère vers lui en le voyant subordonner le moindre pas vers eux à la possession de de toutes les garanties possibles les concernant [80-81], de même il se pourrait bien que le Sujet divin ne soit pas suffisamment intéressé par ce prétendu croyant, en fait si peu confiant, pour désirer ou accepter de se révéler à lui. Par-delà l'idée d'une révélation gracieuse, c'est bien là, dans ces remarques que James touche au sens profond de la foi religieuse chez nombre de mystiques. La foi, voilà la réponse à une certaine sécheresse intellectualiste qui rétrécit notre monde relationnel, comme elle pourrait l'être par ailleurs ou chez d'autres auteurs pour obvier aux effets délétères d'un trop grand matérialisme qui nous fait oublier l'audace nécessaire à la préservation de nos libertés.
Beauté, légitimité, créativité véritable, voire nécessité de la croyance pourrait conclure donc James, en refermant son article comme il l'avait ouvert par une référence à J. Fitzjames Stephen (1829-1894), l'oncle de Virginia Woolf [45]. Oui, nous avons à vivre, sans toujours savoir, sans tout savoir du chemin, et sans même savoir s'il y en a un. Mais le saut dans l'inconnu est bien, à tout prendre, l'option la plus raisonnable si l'on considère qu'à attendre les lumières suffisantes, au haut d'un col perdu dans le brouillard, nous allons piétiner et nous congeler sur place, au risque de passer à côté de la meilleure solution, pour nous-mêmes et le monde [84]. Et dans cette foi-là, il n'y a là rien de paresseux intellectuellement ou d'intolérant [84], mais bien plutôt quelque chose de hardi, et gage d'une noble force de caractère. Non, la vie, la vie de l'esprit, en leurs exigences propres, n'ont pas à se soumettre à celles de la science.
Le lecteur scrupuleux se demandera, bien sûr, en s'aidant éventuellement d'une postface qui parfois, malheureusement, obscurcit autant qu'elle éclaire les textes proposés, dans quelle mesure W. James a réellement entendu et répondu à Clifford, en quoi ses critiques portent-elles véritablement, et ce que peut signifier son manque de compréhension éventuelle de ce dernier. Toujours est-il que nous avons bien là affaire à deux écrits des plus singuliers, tant par leur enjeu initial, que par leurs implications et argumentaires respectifs. Que les échos ne cessent alors, depuis B. Russell, d'en résonner dans nombre de travaux universitaires (R. Puivet, P. Engel, J. Bouveresse, J. Proust, A. Koriat, E. T. Lawson ou E. Schwitzgebel), s'acharnant à remettre la question sur le métier, n'a rien donc que de très compréhensible. Sachant, doit-on ajouter, que la pertinence possible et relative de ces travaux d'épigones ou commentateurs ne peut, quoi qu'il en soit, que nous inciter, ne serait-ce que pour la qualité de leur style, à en revenir aux textes premiers.
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