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Paul Cartledge - Demokratia. Une histoire de la démocratie (Paris : Passés composés / Humensis, 2023). 25 euros, 384 pages, ISBN : 978-2-3793-3558-7 - Bruno Hueber, Université de Tours.
S'il y a bien une évidence, c'est que le vocable de démocratie est porteur de "significations fondamentalement controversées" [31], pour ne pas dire parfois délibérément brouillées ou diluées. Au point, qu'en leur temps, d'aucuns préféraient d'ailleurs en faire le deuil (Georges Bernanos ou Julien Freund, par exemple).
Une autre évidence est que le mot continue néanmoins, bien évidemment, et de façon tenace, d'occuper le champ politique, académique, et médiatique. La démocratie est le totem de notre modernité. Soit que l'on veuille s'en revendiquer comme d'un idéal respectable ou indépassable. Non s'en s'inquiéter parfois d'une certaine désaffection de l'opinion publique à son endroit. Soit que l'on s'en déclare le défenseur farouche contre des ennemis supposés ou désignés comme tels. Mais pour mieux, en fait, la miner de l'intérieur et la réduire à servir des intérêts très particuliers. Soit que l'on se fait un devoir, dans certaines sphères, dès lors que la rue et les premiers de corvées parlent trop haut et fort, d'en souligner d'un ton docte et assuré, ou au travers de circonlocutions sirupeuses, les dérapages inévitables, les pesanteurs trop probables, voire les vulgarités insupportables.
Cela étant, une dernière évidence est que ce n'est certes pas d'aujourd'hui que l'on a voulu assimiler la démocratie aux désordres de la foule, à l'aveuglement et aux violences de la masse, incapable de mener une guerre ou de conduire une politique digne de ce nom. C'est que les classes les plus pauvres ne sauraient être aussi raisonnables et responsables que les classes plus aisées, et ont-elles bien évidement besoin d'une élite pour leur dire et leur prescrire leur propre bien. Voilà un axiome aussi indubitable pour certains que ceux de la géométrie d'Euclide. Mieux, ce type d'antienne est même contemporain de l'apparition de la démocratie [271, 273]. Et au dix-huitième siècle, pour ne citer qu'un exemple, les dédains d'Edmund Burke (1729-1797) à l'endroit du dèmos révolutionnaire, n'y ajouteront rien de très original [295]. Quant à notre actualité la plus immédiate, il suffirait d'écouter quelques remarques distillées à l'envi par tel politique ou éditorialiste devant des mouvements sociaux d'ampleur pour se convaincre de la parole de l'Ecclésiaste. Non, décidément, "rien de nouveau sous le soleil".
Bref qu'une société soit capable de se gouverner elle-même par une implication réelle des citoyens, en misant sur leurs lumières et leurs moeurs, et sans se voir siphonner sa souveraineté par des minorités rentières ou prédatrices, voilà ce qui serait pour certains la grande gageure de la pensée politique. Et ce dont les plus informés ne sauraient que se gausser.
Quels sont donc les enjeux de l'ouvrage de ce grand historien britannique ? A suivre l'auteur au fil de ces chapitres qui se recoupent parfois, nous pouvons en repérer au moins trois.
D'une part assumer et défendre la thèse selon laquelle la démocratie est bien une réalité politique née en Grèce. En soulignant aussi combien cette réalité collective a continûment et dans le même temps rencontré en son propre sein des adversaires implacables. Ne serait-ce que sous la forme de critiques s'adonnant sans relâche à des détournements sémantiques ou des pratiques rhétoriques insidieuses [263, 304, 308].
D'autre part, identifier, au travers d'une description du fonctionnement des cités grecques, les éléments saillants ou les institutions déterminantes qui spécifient cette appellation de démocratie. Car si la lutte contre les oligarchies, sans cesse renaissantes, est bien constitutive de ce type de sociétés, il reste à voir quels sont les meilleurs moyens à mettre en oeuvre pour ce faire. Dès lors que la Demokratia veut obvier à un avachissement, une confiscation ou une entropie de son idéal, elle ne peut s'en tenir à de vagues proclamations de principe. Elle est bien toujours une affaire d'institutions, de pratiques et de moeurs.
Enfin, au travers d'un parcours cursif de notre modernité, se demander ce qu'il en est de la Demokratia aujourd'hui. En quoi, une fois prise la mesure de l'écart avec le modèle antique, un pays en 2023 peut-il se dire démocratique ? En quoi est-il envisageable de défendre cet idéal ou de réinvestir certaines pratiques institutionnelles des cités antiques qui le mettait en oeuvre, peu ou prou ?
La démocratie est-elle née quelque part ? De fait, la scène fondatrice de cet ouvrage, paru dans sa version originale en 2006, est donc bien le monde grec. Approximativement entre 500 et 300 de notre ère [19]. C'est à ce moment que l'on voit se développer, s'affirmer, s'affronter aussi, environ un millier d'entités politiques, avec un ancrage territorial limité : "des sociétés du face-à-face" [22]. C'est bien là, aussi, l'auteur en est convaincu, à Athènes en 508-507, que pour la première fois, le kratos fut aux mains du dèmos [152]. Et de rappeler les noms de ceux qui ont pu ou peuvent insister sur le rôle d'initiateurs des Grecs en matière de démocratie : George Grote, Moses Finley, Mogens Herman Hansen. Ou encore Josiah Ober auquel, au côté du leveller John Lilburne, est d'ailleurs dédié le livre [296-298]. La thèse est clairement assumée, et ne dédaigne pas de désigner des adversaires respectables, dubitatifs devant ce privilège européen: Benjamin Isakhan, Amartya Sen, ou Jack Goody, entre autres [20-26, 51-53].
Cela étant, il ne suffit pas de constater dans ces poleis du monde grec, la marque d'une citoyenneté forte, pour en conclure que c'est le dèmos qui y décide et l'emporte. Sparte en serait le parfait contre-exemple. Instigatrice, au cinquième siècle, de la Ligue du Péloponnèse, une symmachie qui s'opposera durant la fameuse guerre du même nom, à celle de Délos, elle est, certes, une cité où le citoyen peut se targuer d'agir avec ses semblables (homoioi) [59]. Mais cela ne signifie d'aucune façon que ce serait le peuple qui régnerait sur les élites, les "aristocrates", ou participerait de droit aux magistratures et à la promulgation de la loi. L'égalité de statut des citoyens, des hommes libres, n'implique aucunement que ce soient les couches populaires qui en imposent aux classes plus aisées ou mieux nées. Un simple examen de la composition, du statut et du fonctionnement du Sénat (la Gerousia) suffirait amplement à le démontrer [190-196].
Partons donc d'un premier constat. Parmi près d'un millier de cités, plus d'une cinquantaine d'entre elles auraient témoigné d'une forme d'organisation qui, à un moment donné, ou plus durablement, mérite peu ou prou, l'appellation de Demokratia. Athènes bien sûr, mais aussi Argos ou Corinthe, pour ne citer qu'elles [152-164]. Ce n'est pas rien.
Cela étant, un autre constat de laisse pas de s'imposer tout aussi bien : les auteurs éminents, possiblement plus ou moins pro-démocratiques, de l'époque ou d'avant, ne sont pas légion. Chez Homère, où existe d'ailleurs bien davantage la patrie que la polis, le dèmos n'apparaît que sous des traits peu amènes du personnage de Thersite, démagogue rabroué par Ulysse [54-55, 64-65]. Et pour ce qui est de Théognis de Mégare au VIe siècle, celui-ci célèbre avant tout les rois (basileis) et les kaloikagathoi, les "beaux et bons".
Hérodote, dans son Enquête, au travers du "débat perse" (III, 80-82), nous invite à découvrir le personnage d'Otanès qui distingue bien le pouvoir d'un seul de celui de plusieurs et de celui de tous [100-103]. Soit. Il y est même aussi question du tirage au sort des magistratures. Mais pour son compte, l'historien, lui non plus, n'éprouve guère d'attirance pour le type de régime qui nous occupe.
Thucydide, l'auteur de La Guerre du Péloponnèse, si cher à la très regrettée Jacqueline de Romilly, est bien sûr de la partie, mettant en scène non seulement un certain "Athénagoras" [105, 111] mais surtout Périclès, "le premier des hommes" qui célèbre dans une oraison funèbre la grandeur de la démocratie. Cela étant, son "Périclès" est précisément celui qui sut dompter les passions du dèmos. Sans que cela ne suffise à le mettre à l'abri de certains désagréments : récusation publique ou mise à l'amende. Un dèmos, qui au demeurant, "grâce" à Cléon, on s'en souvient, valut l'exil à l'auteur, stratège malheureux lors d'une expédition en Thrace [164].
Qu'en est-il de Platon (428-348) ? Celui qui vit son maître Socrate condamné à mort par ce dèmos, préfère de beaucoup bâtir dans l'idéal sa Callipolis pour mieux en découdre avec l'idéal démocratique [106-107, 202-205]. C'est bien en vain que l'on attendrait de celui-ci une quelconque indulgence pour ce régime où même les ânes dans les rues vous bousculent et semblent prêts à s'en faire accroire. Et ce n'est pas non plus chez Aristophane et sa gouaille féroce, non plus que chez Xénophon, que l'on trouverait une apologie, fût-elle mesurée, de la chose démocratique [136-138, 177-180]. Cela est un fait de toujours : la parole des pauvres ne trouve pas aisément à se faire entendre par ceux qui écrivent.
Le cas d'Aristote (384-322), d'une famille de médecins, précepteur d'Alexandre le Grand, est plus singulier [32-37]. Sa Politique, un "diamant brut" [189], son souci d'étudier avec son École, le Lycée, la réalité empirique des constitutions, est bien moins irréaliste que l'oeuvre de son maître Platon. Sans être un démocrate, il reconnaît que le nombre peut avoir parfois un meilleur avis qu'un seul. Voici un philosophe qui redoute l'excès des inégalités et propose des analyses qui méritent considération. Ainsi ne distingue-t-il pas moins de quatre formes possibles de démocratie et autant d'oligarchies pour concevoir un mixte prudent de ces deux régimes : celui des pauvres et celui des riches. Mieux. Pour différencier ces différentes formes, retient-il quatre variables. Celle de l'éligibilité, celle de la nature des différents Conseils, celle de la responsabilité des Magistrats, auxquelles il ajoute la présence effective du peuple dans les tribunaux [32-37, 100, 109-110]. Une grille de lecture, pour le moins, fort pratique.
Oui, les penseurs approbateurs du dèmos, tels Démocrite ou Protagoras, ou une oeuvre comme les Perses d'Eschylle, véritable "hymne à la démocratie" selon Cartledge, sont fort rares dans cette antiquité [49-50, 94-95, 104-105]. Comme au demeurant, de façon plus générale, jusqu'au XIXe siècle [49-50].
Étudier la démocratie grecque, pour l'auteur, c'est donc se pencher de façon privilégiée sur le modèle athénien à l'intérieur duquel il se fait fort de distinguer quatre séquences [114-115, 151-152, 223]. La première est celle qui débute en 508-507 avec les réformes de Clisthène, tandis que celles de Périclès et de son lieutenant Éphialtès inaugurent la seconde qui commence en 462-461. La troisième désigne la période qui court de 403 à 336, à la sortie donc de la Tyrannie des Trente. La dernière, depuis 336, nous emmène jusqu'en 322 qui voit sonner le glas d'une civilisation.
Jetons un coup d'oeil sur les moments décisifs de cette histoire du paradigme démocratique athénien. Quitte à ce que les spécialistes de l'époque, ici, n'y apprennent pas grand-chose de nouveau.
Pour l'auteur, l'oeuvre de Clisthène, en 508-507, ne représente rien de moins que "le moment fondateur de la démocratie à Athènes, et à vrai dire dans toute la Grèce" [71-73, 78-88, 117-120].
Ce faisant, Solon, en son temps, au début du VIe siècle, en nous invitant à nous méfier de la richesse, mère de tous les maux, n'apparaît que comme celui qui prétendait établir une hybridation plus ou moins satisfaisante de l'aristocratie et du dèmos. Et s'il interdisait la réduction en esclavage des citoyens incapables de payer leurs dettes, s'il impose le décompte individuel des votes dans la nouvelle Héliée, cela ne permet guère que de parler de proto ou pré-démocratie. Pas davantage [66-70].
La démocratie de Clisthène ? Si elle signifie certes liberté d'expression (isegoria) ou parole courageuse, parhhèsia, elle ne saurait, et de beaucoup se réduire à cela [136]. Notons aussi tout de suite que l'initialisation de cette histoire fut le meurtre en 514 d'Hipparque, fils de Pisistrate, par Harmonios et Aristogiton dont on s'empressa de faire des héros [48-49, 93]. Quel que soit le fond exact de cet épisode dramatique, le dèmos savait déjà que lutter contre les tyrans et les oligarques a un coût qui est parfois celui du sang et de la guerre civile (stasis). La féroce rivalité entre Clisthène et Isagoras fait partie du tableau. Non, décidément, l'histoire de la démocratie ne saurait prétendre être un long fleuve tranquille et miser sur la compréhension, l'écoute ou l'esprit de compromis, dirait-on aujourd'hui, voire de "justice", de certaines minorités. Aristote, aussi l'avait bien compris [164].
Clisthène établit donc dix tribus, rassemblant chacune trois trittyes. Celles-ci sont composées à partir des dèmes (les villages ou circonscriptions de base), au nombre d'environ 140. Mais, et c'est là le point décisif, de telle façon que les trois grandes zones géographiques d'Athènes (la ville, la côte, et l'intérieur) se trouvent mêlées à chaque fois. Un procédé qui va, on s'en doute, garantir une cohésion politique, un brassage culturel, bien au-delà de ce que permettrait d'espérer le respect des lignages ou des ancrages traditionnels.
À charge de savoir, bien sûr, comment, concrètement, une telle réorganisation, et avec quelles résistances, cela a-t-il pu se faire. Ajoutons tout de suite que chaque tribu désigne chaque année un stratège, coexistant donc avec l'ancien archonte affecté à cette fonction, et dénommé polémarque.
Continuons. Chaque tribu fournit à son tour, par tirage au sort, le dixième du Conseil des Cinq-Cents, la Boulè, l' "organe de pilotage" de l'Ekklésia et le "coup de maître" de Clisthène [82, 118] . Cette Ekklésia, l'Assemblée, elle, se réunit sur une colline, la Pnyx, où peuvent se tenir en se serrant à peu près 6 000 citoyens. Une Assemblée qui a vocation à décider des orientations ultimes de la cité. Rien de moins.
En revanche Clisthène, si on lui attribue la possibilité de l'ostracisme, ne prétendra pas s'en prendre frontalement à l'Aéropage, haut lieu des privilèges de l'Aristocratie, ainsi qu'à l'Héliée, le tribunal où l'on continue de voter pour désigner les magistrats.
Toujours est-il que nous sommes bien en face d'une forme réelles de démocratie, mais sans le mot lui-même. Démokratia, en effet, n'apparaît pas, avant 420. Ce qui explique que pour désigner ce moment clisthénien, notre auteur préfère parler d'isonomia ou d'isokratia, ou encore de "démocratie hoplitique" [87-88]. Moyen de souligner que le brassage civique implique désormais une catégorie sociale inférieure, entre les hippeis, les "cavaliers" donc, et les thètes, les plus pauvres, ces derniers formant, à eux seuls, à peu près la moitié de la population totale [117]. Ces hoplites servent dans la nouvelle armée qui allait faire parler d'elle à Marathon (490). Avant que son prestige se voit à son tour éclipsé par les victoires navales de Salamine (480) et de Platées, l'année suivante, et toujours contre les Perses. Car ce sera bien, et de plus en plus, les trières qui auront vocation à assurer la puissance de la cité, ainsi que son hegemon dans la fameuse Ligue de Délos fondée durant l'hiver 478-477 [42, 89-94, 119].
Le deuxième moment décisif est celui des réformes de Périclès et de son lieutenant Éphialtès que Cartledge qualifie cette fois de "démocratie renforcée" [95-98, 152]. C'est que si les réformes de Clisthène avaient su réorganiser le dèmos, pour lui donner une cohésion et une expression décisionnaire réelles, il n'en subsistait pas moins d'indiscutables bastions aristocratiques.
Au premier chef c'est donc l'Aéropage, composé d'anciens archontes, reflets de la ploutocratie, qui voit de gré ou de force s'ouvrir ses portes, par tirage au sort, y compris aux hoplites eux-mêmes. Mieux, si l'on conserva à ce tribunal certaines fonctions, l'essentiel de la décision judiciaire fut désormais transféré à l'Héliée, fondée par Solon, comme nous l'avons vu, et désormais véritable cour de première instance. Or, c'est dans ces tribunaux, ou dikastéria, que les jurés, tirés au sort, rendaient effectivement la justice, recevant un salaire. Au même titre que les citoyens, semble-t-il, composant le Conseil des Cinq-Cents. Soulignons ici fermement ces deux emblèmes d'une véritable "démocratie participative" : le tirage au sort et la présence effective des citoyens "ordinaires" dans les tribunaux [124-125, 146, 175].
Une autre innovation de Périclès, en 451, fut la réforme de la citoyenneté. Pour qu'un enfant puisse devenir citoyen, elle exige désormais que ce soit ses deux parents, et non plus un seul, qui puissent attester de leur citoyenneté. Pourquoi une telle réforme ? Peut-être pour réduire le nombre total de citoyens, et corrélativement le nombre de ceux ayant droit à des indemnités. Tocqueville, au XIXe siècle, en parlant de ce qu'il observait en Amérique le soulignera : la démocratie n'est pas un gouvernement à bon marché.
La troisième période athénienne que nous retenons est celle qui voit la démocratie Athénienne être rétablie après la crise de 411 et la violente interruption, en 404, de la Tyrannie des Trente [168-173]. Cette période, pour l'auteur, ne représente pas tant une modification essentielle de la pratique démocratique qu'un "approfondissement" [113-114].
D'une part, la distinction s'accuse entre les lois, peu nombreuses, et les décrets de l'Assemblée du fait que les lois sont élaborées par des spécialistes, des nomothètes. Pour ce qui est des décrets, ceux-ci se décident toujours à la majorité du vote lors des sessions de l'Assemblée, l'Ékklésia.
D'autre part, si la première avait été lancée en 415, se développe la graphe paronomôn, action en inconstitutionnalité que peut lancer tout citoyen contre d'autres et surtout les dirigeants, dès lors qu'un enjeu vital pour la cité se joue. Et fût-ce au travers de la question de la piété de tel ou tel [127-185]. On se souvient combien Socrate en 399, avait pu déjà en faire les frais [175-180]. La religion, sous ses formes diverses (Les Panathénées, par exemple) est essentielle aux moeurs civiques de ces cités, aux mêmes titres que d'autres pratiques collectives institutionnalisées, militaires ou festives [45, 77, 133, 147-148, 216].
Nous ne pouvons nous dispenser d'évoquer ici une dernière période, avant le long crépuscule de l'ère démocratique qui suivit la défaite de Chéronée en 338 av. J.-C. devant l'envahisseur macédonien. De fait, il s'agit de ce deuxième quart du IVe siècle, dont Cartledge veut faire, à rebours d'autres auteurs qui privilégient celle de Périclès, pas moins que "l'âge d'or de la Démocratie" [189]. Car Athènes, faut-il le rappeler, ne fut pas la seule démocratie de cette antiquité, loin de là. Et nous en avons déjà citer certaines : Corinthe, Argos, bien sûr, Syracuse aussi. Mais encore Élis, Éruthrées, Mantinée, Samos, Naxos, Chios, Méthymne, Rhodes, qui restent ou deviennent tant soit peu des démocraties. Et Thèbes elle-même, au grand dam de Sparte, le devient en 378, permettant l'établissement de cette Seconde Confédération Athénienne (378), regroupant pas moins de soixante-quinze cités [189-205].
Quant à la séquence de Lycurgue (vers 390-323) "crypto-oligarque", qui court de 336 à 322 [114-115, 207-221], le contemporain de dèmosthène, sans être indigne, ne peut-elle que se ressentir de la défaite de 338.
Faire plus ou moins merveille dans l'économie, affronter le problème du paiement des indemnités des jurés, assurer l'approvisionnement en blé, en provenance de la lointaine Crimée ou de l'Ukraine, instaurer et structurer l'éphébie, ce service civique et militaire des jeunes entre 18 et 19 ans, développer les fêtes religieuses en faisant appel à des donateurs privés, tout cela ne pouvait cacher les stigmates de la défaite. En 321, une réforme brutale du cens, qui raya des listes pas moins de 12 000, voire 22 000 citoyens, annonçait clairement une lente agonie de la cause démocratique.
On vota encore des lois. L'épigraphie nous livre, en 1930, la trace de celle de 336 avant notre ère, celle dite d'Eucratès punissant de mort ceux qui d'une façon ou d'une autre menaceraient la démocratie d'Athènes. Le message est simple, radical et sans fioriture [38-41], et visait peut-être l'incertaine valeur démocratique des membres de l'Aréopage où siégeait à vie 300 citoyens : d'anciens archontes ou appartenant à de puissantes familles.
Nous n'aborderons pas ici la question de la démocratie à la période Héllénistique (323-30 après J.-C.). Si le terme est encore appliqué, il relève bien souvent davantage d'un artefact rhétorique que d'une réalité significative. Le peuple dont on parle n'est plus la "masse des citoyens pauvres" [245-246].
La Rome Antique ? Parler de démocratie serait, là encore, la confondre dans le meilleur des cas, avec le terme de République, qui n'est pas toujours, loin s'en faut, beaucoup plus précis [247-272]. En son temps, Auguste, ce "tyran subtil" sut déjà oser se réclamer de celui-ci pour masquer ses habits d'Empereur [263-268].
Car, république véritable ou non, il y manquera toujours, ce qui pour Cartledge est déterminant pour pouvoir parler, a minima, de démocratie, au sens grec. Et il n'hésite pas à la rappeler [259-262]. En premier lieu, une scrupulosité en matière d'octroi de la citoyenneté. Ensuite, une égalité véritable des votes et un vaste espace dédié à la discussion et à la décision populaires. Ce que n'était certes pas la contio à Rome. Enfin la présence effective du dèmos dans les tribunaux. Autant de manques qui expliquent au demeurant les tensions permanentes entre les optimates et les populares. Cicéron (106-43), pour son compte, savait se ranger là où il devait. C'est-à-dire à distance respectable de cette plèbs romana à laquelle, plus tard, Juvénal (circa 65-128) ne marchandera pas son mépris. Panem et circenses...
Or, cela est significatif, c'est bien cette République romaine qui servira de modèle, plus ou moins biseautée ou biaisée, aux révolutionnaires français ou aux pères de la Nation Américaine, plus intéressés, ces derniers, par le Capitole que par l'Acropole [289]. Quand bien même surent-ils créer un parti, "républicain-démocrate" en 1791 (T. Jefferson, et A. Madison) ou "Démocrate" (A. Jackson et M. Van Buren) au début du siècle suivant [289-291].
Et si le XVIIe siècle, avec les levellers, les diggers, l'épisode de Cromwell et les débats de Putney, permet de parler de la résurgence d'un certain idéal républicain, ne s'agit-il certes aucunement, à proprement parler, de démocratie [13-14]. Pour Cartledge, entre le milieu du IIe et le XVIIIe siècles, c'est bien d'un véritable "trou noir" dont il faut parler : tant pour le mot que pour une idée positive de ce à quoi il peut renvoyer [273].
En fait, c'est sans doute avec Alexis de Tocqueville (1805-1859), que le mot de démocratie, aussi fuyant qu'en soit le sens sous sa plume, sera appelé à désigner une forme de société positive [291-293]. Une forme de société aussi lourde d'ambiguïtés qu'inévitable ou "providentielle", il est vrai. Car il s'agit tout de même d'une dite démocratie dans laquelle on pratique la ségrégation, dans laquelle on extermine les Indiens, et qui présente le grand mérite, selon lui, de se défier des théories "socialistes" trop portées à relayer les revendications envieuses des classes populaires. Décidément, sur ce mot de démocratie, ses usages, ses valeurs, ses accaparements, l'ouvrage de Francis Dupuis-Déri, paru aux éditions Lux en 2013, reste très précieux.
Que peut nous enseigner la Démocratie grecque, en dépit ou "en raison même" de ses différences avec les nôtres, voire de ses limites évidentes [301-309] ? C'est bien là l'acmé de ce livre qui est loin de vouloir se réduire à une série de cartes postales, de péplums édifiants, ou de reprises de fiches de culture générale pour préparation aux concours.
Il va de soi qu'elle n'est plus nôtre pour plusieurs raisons. L'invisibilisation des femmes, la dépendance de la cité à l'endroit de l'esclavage [140-147], une réalité géographique et démographique nécessairement resserrée : autant d'éléments qui interdisent bien évidemment une perception idéalement continuiste du terme entre l'antiquité et notre incertaine modernité.
Mais tout de même. Doit-on se contenter des dites démocraties d'aujourd'hui qui ne font plus guère d'efforts pour dissimuler leur nature oligarchique profonde ? Doit-on se précipiter dans les bras des nouveaux démagogues qui ne sont pas toujours ceux que l'on croit, célébrant la démocratie dans l'exacte mesure où ils voient en elle les meilleures opportunités pour accéder aux pouvoirs et à ses prébendes ? Doit-on ratifier ces démocraties où leur constitution et leur gouvernance les amènent à mépriser ouvertement la rue, les thètes, et à stigmatiser le peuple, si d'aventure celui-ci rechigne à ratifier les orientations qu'on veut lui imposer ? À l'heure où ces dites démocraties se délestent si aisément de la décision populaire pour se soumettre aux oukases d'institutions internationales opaques et bureaucratisées, et aussi bien, de façon avérée, à des cabinets d'expertises ou de manipulation savante de l'opinion (de "nudge"), la question mérite d'être posée. Et d'être posée avec insistance. Les faits sont là. Les inégalités ne cessent de se creuser dans ces pays dits démocratiques : les travaux de T. Piketty, ou de l'historien américain W. Scheidel, entre beaucoup d'autres, nous le soulignent sans ambages. Des inégalités qui ne fragilisent que trop clairement le minimum de cohésion nécessaire pour éviter sécessions, communautarisme des uns et des autres, voire la montée en puissance du recours à des formes de désobéissances larvées. Avant peut-être de les voir se métamorphoser en violences avérées.
Pour ce qui est du temps présent, ce livre peut faire mine d'hésiter entre optimisme et pessimisme. L'essentiel est qu'il soit non seulement précis mais aussi de conviction en pointant les fondamentaux d'une démocratie et ce qui donne sens, sérieusement, à l'emploi d'un tel mot. Car si nos sociétés modernes sont bien confrontées à une double menace, celle des oligarchies d'une part, et celle d'un populisme, d'autre part, se réclamant d'une certaine idée paresseuse de la nation, ne peut-on que se demander comment cesser d'errer ainsi dangereusement de Charybde en Scylla.
Pour pallier à la dégénérescence ou à l'effacement de la Demokratia, des pistes sont évoquées. Qu'elles viennent de l'auteur lui-même ou d'autres qu'ils nomment : Moses Finley, Mogens Herman Hansen, Josiah Ober, Marcus Schmidt, C. Douglas Lumnis, Waller Newell, Roslyn Fuller, etc. [303-309, 312]. Citons-en quelques-unes : l'inscription obligatoire sur les listes électorales, le recours "massif", aussi, au tirage au sort, ainsi qu'aux multiples possibilités du numérique, la rotation des charges, une rigoureuse reddition des charges, etc. Quand bien même ne rétablirait-on pas l'ostracisme comme le souhaitait en son temps G. Grote (1794-1871). Mais pourquoi pas, après tout ? Et Cartledge d'évoquer d'ailleurs avec sympathie l'ouvrage de Martin Breaugh, L'expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, paru en 2007 [24].
Rappelons ici une dernière fois l'importance des jurys populaires, comme repère essentiel du pouvoir dans le dèmos [276]. En France, à l'heure d'une réforme judiciaire, instaurant des cours criminelles départementales professionnalisées, cela n'est peut-être pas totalement superflu.
Ce livre est un livre d'histoire, et non pas de philosophie politique. On ne lui demandera donc pas de répondre à la question de la possibilité, in fine, d'une démocratie en régime capitaliste et néo-libéral, subordonnant les différentes sphères professionnelles, privées et publiques de notre "vivre-ensemble", au triple impératif de croissance, de profit et de globalisation. On lui demandera encore moins si la démocratie pourra perdurer face aux urgences environnementales qui sont déjà là. Sachant qui plus est que le capitalisme aura participé de manière décisive à faire de l'homme une espèce dotée d'une inexorable agentivité géo-physique. L'Anthropocène ne désigne pas seulement, en effet, une ère de modifications climatiques majeures, de montée des eaux ou de réduction drastique de la biodiversité. Elle est aussi ce qui réduit le champ des possibles et redéfinit celui du nécessaire dans le champ politique. Pour ces questions, dans l'immédiat, mieux vaut se tourner vers un autre historien anglophone, D. Chakrabarty, dont un ouvrage de 2021, traduit sous le titre Après le changement climatique, penser l'histoire, vient précisément, en ce début 2023, de paraître aux éditions Gallimard.
On ne se soucie jamais suffisamment en France de regarder, fût-ce par prudence ou honnêteté intellectuelles, ce qui se joue dans la réflexion et la science à l'étranger. Car nous ne parlons pas ici, bien sûr, des best-sellers que les médias ou une pensée politique mainstream, chez nous, s'attachent avec constance à vouloir nous imposer. Avant que l'intelligence artificielle ne parvienne sans doute d'ailleurs à produire à leur place ces mêmes "best-sellers" ou ces "essais passionnants" : tout aussi bien, et à flot continu. Non, l'ouvrage de P. Cartland n'a rien de ces produits bâclés et frelatés et qui ont une fâcheuse tendance à proliférer ces temps derniers. Voici donc, avec sa Démokratia, un exemple de science aussi aboutie, sereine que stimulante. Et en phase qui plus est avec un questionnement d'actualité. Aussi inquiet ou radical qu'il puisse être, par ailleurs. C'est beaucoup.
© 2023 Bruno Hueber & GRAAT On-Line