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Nöelle Cuny, D. H. Lawrence : Le Corps en devenir (Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, 23 €, 189 pages, ISBN 978-2-87854-376-6, Élise Brault, Université de Valenciennes.
L'ouvrage
exigeant de Nöelle Cuny tente de cerner la nature incontrôlable
et quasi-héraclitéenne du corps dans l'oeuvre romanesque
de D. H. Lawrence. Contrairement à de nombreux travaux publiés
précédemment au sujet du corps chez Lawrence, l'auteur
ne se concentre pas sur l'érotisme ni exclusivement sur le
fameux roman, L'Amant de Lady Chatterley (bien qu'elle lui consacre,
fort légitimement, une part importante de sa conclusion). De
fait, Nöelle Cuny parvient à renouveler notre approche
d'une conception et représentation lawrenciennes fort complexes
de la corporéité, et ce à travers une analyse
détaillée de quatre romans: L'arc-en-ciel (1915),
Femmes amoureuses (1920), Kangourou (1923) et Le
serpent à plumes (1926).
Les
deux parties renvoient chacune à une période particulière
de la vie de Lawrence (qui habitait en Europe puis est parti parcourir
le monde) et, plus significatif, à deux manières distinctes
de penser le roman ainsi que l'expérience du corps. Alors que
L'arc-en-ciel et Femmes amoureuses (qui se déroulent
en Grande-Bretagne) évoqueraient, au coeur d'une modernité
industrielle hostile, la construction du corps individuel ouvert à
l'inconnu, Kangourou et Le Serpent à plumes
(qui se déroulent respectivement en Australie et au Mexique),
tous deux écrits après la Grande Guerre, soulèvent
subtilement la question de la régénération, sur
un territoire presque mort, d'un corps social et collectif guidé
par la raison.
Avant
de poser la question centrale de l'ouvrage, celle de savoir ce qui
met les corps lawrenciens en mouvement, Nöelle Cuny souligne
que l'analyse littéraire, particulièrement lorsqu'elle
porte sur des textes du début du vingtième siècle,
doit nécessairement s'éclairer des richesses d'autres
disciplines. L'auteur se plie avec rigueur à cette exigence
en proposant une analyse qui se nourrit de très nombreuses
références scientifiques précises, d'autres à
l'alchimie, à la sociologie et, dans une certaine mesure, à
la sémiotique, le corps étant présenté
à plusieurs reprises comme un signe palpable, ce qui la mène
à faire converger le déroulement du texte littéraire
avec le « devenir » corporel, texte et corps devenant
tous deux déclencheurs d'une quête herméneutique.
Nöelle
Cuny montre comment le corps d'Ursula Brangwen dans L'arc-en-ciel
est pris dans un processus de « résolution », concept-clé
pour l'analyse. La « résolution », qui mêle
alchimie, botanique et morale, participe d'une dynamique de différenciation.
En effet, Ursula se sent prisonnière d'une masse qui s'embourbe
dans un environnement industriel et dont la chair inerte et stagnante
prolifère mécaniquement ; le personnage craint également
le processus répétitif des « générations
» qui donne naissance à ce qu'elle perçoit comme
une abondance d'enfants qui pullulent. Sûre que son corps abrite
un « noyau » secret, Ursula souhaite vivement s'émanciper
de cette masse décharnée et sans substance afin d'atteindre
l'état de « pure singularité ». L'auteur
convoque alors une fameuse lettre de Lawrence dans laquelle le romancier,
qui évoque l'individuation par le biais d'une métaphore
alchimique, soutient que la matière doit nécessairement
se dissoudre afin que se distingue, dans leur singularité et
leur pureté, chacun de ses composants. Mais Nöelle Cuny
révèle les difficultés inhérentes à
un tel processus de « résolution » et insiste sur
la nature oscillante du développement d'Ursula, tiraillée
entre cette dynamique d'individuation et, presque ironiquement, un
retour récurrent vers « l'irrésolu ».
A
la lecture de Femmes amoureuses le lecteur pénètre
la matière du vivant, explore ses particules et atomes. Nöelle
Cuny développe alors son analyse en grande partie à
partir du concept de « réduction ». Gerald Crich,
un magnat de l'industrie, « réduit » ses ouvriers
(et se réduit lui-même) à leurs fonctions de base.
La frontière entre les machines et le corps humain devient
poreuse alors que la vitalité des corps (« the quick
») est sacrifiée au profit des mécanismes. Le
contact humain est électrique, les couples fonctionnent comme
des « dynamos », la sexualité est frictionnelle
et les nerfs sont irrités : le corps moderne est entré
dans un processus de dégénérescence. Mais la
« réduction » se comprend également en termes
de « réduction mystique » (logée dans l'abdomen)
qui oscille entre « dissolution » (les composants se détachent
du noyau) et « concentration » (progression vers l'essence,
vers une forme de régénération). La substance
corporelle est toujours en mouvement, les « particules humaines
» sont prises dans un flux perpétuel dans lequel tout
« devient »… Nöelle Cuny attire notre attention
sur cette complexité en soulignant les références
récurrentes aux corps « phosphorescents » et radioactifs,
principes qui se fondent sur la rencontre du flux vital avec le flux
de la mort (l'énergie est produite par la désintégration).
Mais dans Femmes amoureuses, le corps, dont la complexité est
décuplée par ses liens intimes à la machine,
contient toujours une sorte de force mystérieuse dans l'abdomen.
Kangourou
introduit un corps collectif australien apathique qui semble attendre
sa renaissance, corps pris entre deux factions opposées : les
Diggers de droite avec à leur tête Kangourou, et les
socialistes. Au coeur de tout cela, le visiteur anglais, Somers, incarne
la « tenderness » (qui serait un mot-clé
dans le roman) dans le sens de « sensibilité accrue à
la douleur ». Malgré son corps en apparence déficient
et repoussant, Somers possède la faculté peu commune
de pénétrer « sensiblement » l'altérité.
Toutefois, son acuité est enrayée par la corruption
ambiante, et Somers tend à se retirer de son environnement
immédiat. Contrairement à la singularité désirée
par Ursula dans L'arc-en-ciel, celle recherchée par
Somers n'est que le signe d'une stratégie d'auto-protection.
Somers, écoeuré par la mort dégouttante de Kangourou
(le leader du parti nationaliste qui doit son surnom à sa panse
protubérante dans laquelle il souhaiterait contenir l'ensemble
des individus), ressent un besoin de purification. Il craint ce que
Lawrence lui même disait craindre, à savoir la recherche
d'une fusion universelle, envisagée par le romancier comme
une dynamique démocratique qui mènerait à l'homogénéisation
et annihilerait l'intégrité et la souveraineté
mystique de chaque individu.
Le
quatrième roman analysé, Le Serpent à plumes,
met également en scène un protagoniste européen
(Kate Leslie) sur des terres étrangères. A l'occasion
d'une scène de tauromachie, la vue d'un sang noir et épais
fait prendre conscience à Kate que le peuple mexicain se trouve
à la frontière de la vie et la mort, et a besoin d'un
sang nouveau. Nöelle Cuny convoque le principe des humeurs et
tisse un lien entre, d'une part, l'épaisseur et la noirceur
du sang et, d'autre part, la situation politique et sociale de la
communauté. A travers une description détaillée
des danses rituelles, elle montre comment les mexicains tentent de
recouvrir le mystère qui savait équilibrer les humeurs
et comment les rites Quetzalcoalt cherchent à glorifier la
beauté de la structure anatomique humaine. Mais le personnage
focalisateur, Kate, voit des hommes privés de « noyau
». Toute l'attention est alors portée exclusivement sur
les surfaces. Chaque corps est enfermé, limité, et le
seul érotisme possible est celui qui évite le contact
: l'érotisme traverse l'ensemble de la communauté, comme
une « conscience sanguine », alors que les corps optent
pour une forme d'ascétisme hygiéniste par le biais duquel
ils pensent faire l'expérience d'une renaissance corporelle.
Un tel principe trouve écho dans ce que Nöelle Cuny introduit
comme le cycle du culte de Quetzalcoalt, qui consiste en une sécheresse
passagère du corps (dans les cas extrêmes, une saignée)
qui vise ensuite la recouvrance d'un nouvel état d'humidité,
autrement dit, une nouvelle vie (du corps individuel et, surtout,
collectif). Toutefois, une telle renaissance n'a pas encore eu lieu.
Le corps continue de « devenir » au delà du contrôle
humain.
A
travers ces quatre analyses très fouillées (ainsi que
de nombreuses références à d'autres romans, lettres,
essais, poèmes et une pièce de théâtre
de Lawrence), Nöelle Cuny dévoile l'ambition lawrencienne
de retrouver un « corps mystique » et celle de ses protagonistes
de « fonder » leur corps. Et pourtant, ce qui émerge
est l'impossibilité ultime de percer le mystère du corps,
de lire un corps qui ne se laisse pas épingler. Nöelle
Cuny le définit comme un « traitre », échappant
constamment aux personnages qui cherchent à le « fonder
», pour l'analyser, pour le comprendre, pour le purifier, pour
l'individuer, pour le soumettre à l'ascétisme. Le corps,
dont la représentation dans l'oeuvre lawrencienne se trouve
à un point de convergence entre répulsion et compassion,
est toujours « vivant ». Nöelle Cuny, dans
une prose très précise et par une approche très
personnelle (quelques citations seulement ponctuent le texte, hormis
celles tirées de l'oeuvre de Lawrence) propose ainsi une analyse
riche qui s'éloigne des célébrations plus courantes
de l'érotisme du corps lawrencien. Par une approche assez inhabituelle
au sein des études lawrenciennes, elle attire notre attention
sur des corps putrescents, des corps souffrants, des corps mécaniques,
d'autres qui se « réduisent » et même des
corps ascétiques, tout en suggérant subtilement que
le propre corps de Lawrence était davantage une source de douleur
que de plaisir.
© 2009 Élise Brault & GRAAT On-Line